« Ce genre de petites choses » de Claire Keegan (Sabine Wespieser, 2020)

Je vous retrouve aujourd’hui avec une lecture en lien avec l’actualité. Nous sommes en Irlande, dans les années 1980. Il est connu de toutes et tous que des institutions catholiques accueillent des jeunes femmes enceintes abandonnées par leur famille. Ce qui se sait moins et qu’il ne faut pas voir, c’est que les enfants sont arrachés à leur mère et que ces dernières sont exploitées et maltraitées.

Une commission d’enquête officielle a rendu, mardi [12 janvier], un rapport sur ces institutions catholiques dans lesquelles plus de 9 000 bébés sont morts de 1922 à 1998.

Le Monde, « L’Irlande demande pardon pour les victimes de ses « maisons pour mères et bébés » » 13 janvier 2021

Quatrième de couverture : « En cette fin d’année 1985 à New Ross, Bill Furlong, le marchand de bois et charbon, a fort à faire. Aujourd’hui à la tête de sa petite entreprise et père de famille, il a tracé seul sa route : élevé dans la maison où sa mère, enceinte à quinze ans, était domestique, il a eu plus de chance que d’autres enfants nés sans père.

Trois jours avant Noël, il va livrer le couvent voisin. Le bruit court que les sœurs du Bon Pasteur y exploitent à des travaux de blanchisserie des filles non mariées et qu’elles gagnent beaucoup d’argent en plaçant à l’étranger leurs enfants illégitimes. Même s’il n’est pas homme à accorder de l’importance à la rumeur, Furlong se souvient d’une rencontre fortuite lors d’un précédent passage : en poussant une porte, il avait découvert des pensionnaires vêtues d’horribles uniformes, qui ciraient pieds nus le plancher. Troublé, il avait raconté la scène à son épouse, Eileen, qui sèchement lui avait répondu que de telles choses ne les concernaient pas.

Un avis qu’il a bien du mal à suivre par ce froid matin de décembre, lorsqu’il reconnaît, dans la forme recroquevillée et grelottante au fond de la réserve à charbon, une très jeune femme qui y a probablement passé la nuit. Tandis que, dans son foyer et partout en ville, on s’active autour de la crèche et de la chorale, cet homme tranquille et généreux n’écoute que son cœur. »

Particulièrement bien accueilli par la critique, ce roman attendait son moment de lecture et l’actualité l’a guidé. Nous rencontrons Bill, sa femme et ses cinq filles. Nous rencontrons aussi son passé et les questions qui le hantent concernant ses origines.

Vendeur de combustibles, il est débordé en cet hiver particulièrement froid et livre autant les familles, les commerces que l’institution catholique du coin. Une livraison pas comme les autres va l’amener à découvrir ce genre de petites choses, comme dit son épouse.

Ces petites choses dont on parle parfois avec légèreté, à la fois soulagé de ne pas les vivre et qui alimentent une conversation sans que l’on se sente concerné. Ces petites choses qui font nos vies, qui font que l’on arrive à dormir ou qui nous rendent complices et, éventuellement, nous volent le sommeil. Ces petites choses qui nous définissent et qui peuvent sauver des vies.

Dans ce roman nous ne voyons pas les enfants privés de leur mère mais ils sont bien présents en creux tout au long de l’histoire, leur absence est palpable. Bill aurait pu être l’un d’entre eux, il symbolise une exception. Une jeune femme sans nouvelles de son bébé représente l’arrachement et la disparition : décédé, placé ou adopté. Leur présence entre les lignes est confirmée par la postface de l’auteure, qui rappelle à son tour les chiffres glaçants mais réels.

Un texte plein de bonté qui fait énormément de bien et qui nous invite à faire du bien quand les situations ne nous semblent pas justes. Un écriture envoûtante pour ce texte qui se déroule lors des fêtes de Noël, avec un personnage masculin extrêmement attachant. Une lecture qui annonce ma poursuite de la découverte de l’œuvre de Claire Keegan, sans aucun doute.

Pour finir, je souhaite relier ce sujet à la situation des jeunes filles coréennes qui vivent également une stigmatisation dès lors qu’elles portent un enfant hors du cadre traditionnel, qui subissent de fortes pression dans le but de se séparer de leur enfant pour ne pas attirer honte et commérages sur leur famille. Pour en savoir plus sur ce sujet, je vous invite à découvrir le documentaire Adoptée, pourquoi moi ? de Sun Hee Engelstoft (Arte).

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Et vous, quel autre ouvrage de Claire Keegan me conseillez-vous ?

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❤ 👁 « Ilona. Ma vie avec le poète » de Jana Juráňová (Editions do, 2019)

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Faire confiance à une maison d’édition permet de découvrir des textes vers lesquels je ne me serais pas forcément tournée. Le coup de cœur pour ce livre fait partie de ces belles découvertes impromptues.

Quatrième de couverture : « Ce roman adopte le point de vue d’Ilona Nováková (1856-1932), connue seulement dans l’histoire comme l’épouse de Pavol Országh Hviezdoslav (1849-1921), l’un des poètes les plus vénérés de Slovaquie. Il n’a jamais mentionné sa femme dans son travail, ils n’avaient pas d’enfants, et elle a donc disparu de l’histoire. Mais Ilona était une femme instruite, issue d’une famille aisée, mariée à un grand poète. Que voulait-elle ? À quoi aspirait-elle ? Était-elle satisfaite du seul rôle dont elle disposait ? Jana Juránová choisit de raconter une vie vraiment ordinaire, conventionnelle. Ilona est brillante, modeste et accepte les limites de son temps, trouvant une mesure de bonheur dans ce que la vie lui offre. Elle joue inlassablement un rôle, se permettant une expression de soi dérisoire.

Alors, le choix d’Ilona était-il erroné ? Est-ce qu’être une bonne épouse et un parent nourricier aimant compte pour moins que de mener une vie extraordinaire ? Un mariage heureux — n’est-ce pas davantage qu’une œuvre poétique parachevée où il ne manque rien ? Jana Juráňová pose ces questions et plus encore, faisant d’Ilona. Ma vie avec le poète un livre subtil, émouvant et provocateur. »

Si le poète est celui qui a marqué son temps et l’histoire littéraire, c’est Ilona qui est le personnage central de ce roman. Mais le mari est toujours présent, parler d’elle c’est toujours parler de lui. Car cette femme oubliée de l’histoire a vécu toute sa vie dans l’ombre de son mari. Elle a fait en sorte qu’il ne manque de rien, qu’il ne soit pas perdu sans elle. Et pourtant, Ilona avait des envies et des rêves. Mais dans une époque à cheval entre le 19ème et le 20ème siècle, la place de la femme est aussi sanglée que les corsets.

Toute une vie est imaginée pour rendre honneur à Ilona. Oui, elle a tenu la place qu’on attendait d’elle, pour la réussite avant tout de son époux, mais c’est un magnifique portrait de femme que Jana Juráňová dépeint. Son abnégation va de paire avec une révolte intérieure. Car si elle se cherche des raisons de tenir ce rôle d’épouse modèle et de maîtresse de maison irréprochable, c’est bien parce que le doute sur cette place imposée se débat en elle.

La place et l’image de la femme sont approchées de façons variées et touchantes, avec des blessures maternelles qui m’ont vraiment émue. J’ai été en colère du peu d’importance qui lui a été donnée, de l’aura de son mari qui vampirise son existence, et je l’ai immensément respectée et appréciée, cette femme qui, à quelques décennies près aurait pu s’épanouir pleinement. Ce portrait invite à penser à toutes les femmes qui n’ont pas encore été mises en lumière et dont la plupart ne le seront probablement jamais. D’innombrables femmes restées dans l’ombre d’un époux, d’un homme.

Ce roman nous rappelle que si nous parlons des grandes figures féminines qui ont marqué l’histoire et ont apporté des avancées sociales, une femme qui a voué sa vie à tenir le rôle que l’on attendait d’elle au prix de ses rêves, de ses envies et de ses besoins n’en est pas moins une magnifique héroïne de roman féministe. Sa frustration nous transmet une révolte. Un superbe découverte, tout simplement.

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Et vous, quel roman sur la vie d’une femme conseillez-vous ?

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« La fille d’avril » d’Annelise Heurtier (Casterman, 2018)

J’ai trouvé que ce titre récemment paru était idéal pour la thématique du mois. Littérature adolescente et sujet qui engage au sein de la société et face à ses évolutions et ses questionnements encore en cours.


Quatrième de couverture : « À travers le parcours d’une adolescente déterminée, une plongée fascinante dans les années 60.

Comme pour la plupart des jeunes filles dans les années 1960, l’avenir de Catherine est tout tracé : se marier, avoir des enfants, puis s’en occuper le plus clair de son temps. Un jour, elle est contrainte de rentrer du collège en courant. C’est une révélation : quel sentiment de force, de liberté ! Mais courir, surtout pour une femme, est une chose alors impensable. Pourtant Catherine s’interroge, rêve d’une vie différente, s’entête… Jusqu’où sa détermination la mènera-t-elle ? »

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Le schéma narratif est assez classique : Izia, la petite-fille de Catherine, lui demande de lui raconter son histoire en lien avec des objets du passé qu’elle découvre. Mais il faut bien reconnaître qu’il fonctionne très bien et qu’il a quelque chose de douillet, de rassurant. Je me revois presque petite devant des films d’enfance, avec les grands-parents qui racontent des histoires, immortalisés sur des images qui vieilliront mal mais qui feront toujours leur petit quelque chose de proustien.

Bref, je reviens dans le sujet. Catherine avait 16 ans à la fin des années 1960 et elle se découvre l’envie puis le besoin de courir pour se sentir exister, pour faire exploser les murs des convenances qui l’étouffent. Le monde que l’on impose aux femmes lui est trop étroit et elle découvre peu à peu que les règles imposées ne le sont pas pour la protéger mais pour conserver un ordre établi. Le monde des hommes sur les femmes et les enfants. Car si le propos défend le droit des femmes de choisir la vie qu’elles souhaitent mener, il évoque aussi la place des enfants dans les familles et dans le société. Une place réduite à se taire et à écouter.

Annelise Heurtier, dans cette image romancée mais documentée des années précédant mai 1968, permet également d’aborder la question des classes sociales et de son déterminisme. Pour avoir de l’argent il faut faire des études, pour faire des études il faut de l’argent. Alors quand Catherine obtient une bourse pour étudier et peut-être aller jusqu’à obtenir son baccalauréat, quand elle sent qu’elle peut courir comme le font les hommes, quand elle sait qu’elle vaut d’être elle-même, la bête qui sommeille peut sortir ses griffes et secouer le monde.

Les personnages sont touchants, parfois irritants, mais font le décor d’un passé qui a évolué jusqu’à aujourd’hui. Il rappelle que s’il faut parfois du temps pour faire évoluer les mentalités, il ne faut pas se décourager et avancer pour les causes qui nous semblent justes.

Une très belle réussite qui m’aura emmenée avec elle dans un genre qui ne me met pas forcément à l’aise. Bravo !

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Et vous, avez-vous envie de courir avec Catherine pour faire avancer le monde ?

❤ « Le goût âpre des kakis » de Zoyâ Pirzâd (Zulma, 2009)

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J’aime dévorer les parutions récentes, mais les lectures rétrospectives portent moins en elles cette urgence induite par le temps qui passe et les nouveautés qui s’accumulent. Pour prendre une grande inspiration sans pression, j’ai choisi, il y a quelques temps maintenant, ce recueil de nouvelles persanes.

Quatrième de couverture : « Un bassin, des massifs de roses et un plaqueminier donnent de quoi s’occuper au jardinier d’une vieille dame qui, depuis la mort de son mari, se sent très seule et en danger dans sa grande maison au cœur de la ville. Les fleurs donnent des fruits, les kakis mûrissent et elle ne se prive pas d’en offrir, notamment à son locataire.

Des liens subtils se tissent entre eux, que vient troubler l’apparition d’une fiancée…

Dans le Goût âpre des kakis, Zoyâ Pirzâd explore sous divers angles, avec subtilité, lucidité, tendresse et une certaine nostalgie, la vie de couple en Iran. Une quête passionnante et universelle qu’on retrouve et qu’on a déjà pu apprécier dans son recueil de nouvelles Comme tous les après-midi ou son roman On s’y fera. »

La quatrième de couverture ne propose qu’un aspect des différentes nouvelles du recueil, qui se répondent parfois. Ce livre propose une série de nouvelles, donc, qui décrivent des situations de couples, du point de vue des femmes en particulier, dans une société iranienne non située dans le temps (du moins, je n’ai pas réussi à la situer). On assiste à l’échec de couples, à des compromis ainsi qu’au passage du temps qui implique le deuil et la solitude.

Les principaux personnages sont des femmes, qui ont chacune leurs forces et leur caractère et qui sont liées à des espaces de vie, que ce soit des appartements ou une maison : trop petite pour les souvenirs de toute une vie, trop grande pour une vieille femme seule ou presque.

J’ai été très séduite par ce livre, j’ai eu beaucoup de mal à le lâcher, comme c’est souvent le cas avec les livres des éditions Zulma. Zoyâ Pirzâd a une écriture qui vous embarque, elle a une justesse dans la description des émotions humaines qui se savoure du début à la fin, avec toujours le même délice, malgré les situations difficiles décrites.

Je recommande absolument ce livre et je prévois de m’offrir toutes les œuvres de cette auteure publiées chez Zulma. Attention, coup de cœur !

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Et vous, quel livre de cette auteure recommanderiez-vous ?