👁 ❤ « La loi de la mer » de Davide Enia (Le livre de poche, 2020)

Quelle lecture éprouvante et émouvante ! Ce livre m’a été conseillé par Flo du blog Thé toi et lis ! et je lui en suis reconnaissante car j’ai été profondément touchée par la démarche de Davide Enia : se rendre à Lampedusa pour rencontrer des témoins des drames qui s’y jouent depuis plus de vingt ans. En parallèle, se déroule un drame personnel dans la vie de l’auteur.

Quatrième de couverture : « Le ciel si proche qu’il vous tombe presque sur les épaules. La voix omniprésente du vent. La lumière qui frappe de partout. Et devant les yeux, toujours, la mer, éternelle couronne de joie et d’épines. Les éléments s’abattent sur l’île sans rien qui les arrête. Pas de refuge. On y est transpercé, traversé par la lumière et le vent. Sans défense.

Pendant plus de trois ans, à Lampedusa, cette île entre Afrique et Europe, Davide Enia a rencontré habitants, secouristes, exilés, survivants. En se mesurant à l’urgence de la réalité, il donne aux témoignages recueillis la forme d’un récit inédit, déjà couronné par le prestigieux prix Mondello en Italie. »

Deux histoires distinctes qui se rencontrent, deux histoires humaines, avec une puissante compassion qui nous touche au plus profond. Cela faisait longtemps que je n’avais pas pleuré à ce point, émue, ne pouvant me retenir même en public. Ce récit n’est pas un tire-larmes, il relate des entretiens et des souvenirs de sauveteurs professionnels et bénévoles. Mais le factuel peut-être triste à pleurer et les larmes peuvent aussi venir en découvrant la beauté de certains cœurs.

Deux histoires, donc, qui s’entremêlent avec le passage du temps et rythment avec force ce récit de vie, ce récit qui concerne deux continents amenés à se rencontrer par la marche naturelle des plaques tectoniques, un récit qui concerne le monde.

Lampedusa est une île connue, très médiatisée pour parler des migrations et des drames dont la mer est le cimetière. C’est une île aride dont la population s’est mobilisée, chacun·e avec ses forces et ses aptitudes, pour agir là où les politiques n’interviennent pas – ou trop peu ou mal. Car fermer les yeux est devenu impossible. Un fil rouge traverse les différents témoignages : le naufrage du 3 octobre 2013.

Les faits sont inimaginables. Quand tu penses que ça ne peut pas être pire, ça l’est. Davide Enia, par ses entretiens et ses observations, met en lumière des éléments généralement peu évoqués. Il donne à voir et à entendre et c’est un travail essentiel qu’il nous confie, écrit avec soin et prévenance envers les personnes qui ont affronté l’impitoyable mer Méditerranée.

Ce livre exprime des dualités difficiles : le quotidien marqué par les tragédies mais aussi par les vies sauvées ; les cadavres charriés par les eaux et la volonté de se battre contre la mort ; l’amour de la vie et la maladie.

A la fin, il manque cependant une part importante de l’histoire, très justement soulignée par Davide Enia lui-même : la paroles directes des survivants. Celle-ci s’exprime dans d’autres publications, nécessaires à la compréhension collective des motivations de départ, des risques encourus et des conditions d’accueil. Pour une prise de conscience et l’amélioration des processus sociaux et humains car l’urgence c’est tous les jours.

Ce récit n’a pas manqué de me faire penser au documentaire (difficile, lui aussi) Numéro 387 : Disparu en Méditerranée diffusé par Arte. Il n’est plus disponible en intégralité mais je vous partage cette capsule :

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Thé toi et lis !Charybde 27Tu vas t’abîmer les yeuxLe capharnaüm éclairéUn dernier livre avant la fin du monde.

Et vous, quelle excellente recommandation vous ayant été faite récemment voulez-vous à votre tour partager ?

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« Le passeur » de Stéphanie Coste (Gallimard, 2021)

Premier roman de l’auteure, je me suis laissée tenter car il s’agit ici d’approcher la traversée de la Méditerranée du point de vue de ceux pour qui le malheur, la guerre et les violences sont source de richesse. Car ne fermons pas les yeux, les conditions de vie des femmes, hommes et enfants qui passent frontières terrestres ou maritimes sont plus que précaires. La vie se monnaye et peut rapporter gros.

Quatrième de couverture : « Quand on a fait, comme le dit Seyoum avec cynisme, de l’espoir son fonds de commerce, qu’on est devenu l’un des plus gros passeurs de la côte libyenne, et qu’on a le cerveau dévoré par le khat et l’alcool, est-on encore capable d’humanité ?

C’est toute la question qui se pose lorsque arrive un énième convoi rempli de candidats désespérés à la traversée. Avec ce convoi particulier remonte soudain tout son passé : sa famille détruite par la dictature en Érythrée, l’embrigadement forcé dans le camp de Sawa, les scènes de torture, la fuite, l’emprisonnement, son amour perdu…

À travers les destins croisés de ces migrants et de leur bourreau, Stéphanie Coste dresse une grande fresque de l’histoire d’un continent meurtri. Son écriture d’une force inouïe, taillée à la serpe, dans un rythme haletant nous entraîne au plus profond de la folie des hommes. »

Seyoum Ephrem est un passeur. Il réceptionne des livraisons pas comme les autres mais ne s’en émeut pas spécialement. Ses marchandises : des êtres humains portés par l’espoir d’un demain, d’un ailleurs. Il est l’une des têtes couronnées d’un milieu couvert par des membres de la police à la patte graissée, une mafia construite dans le sillage des dictatures, des guerres et du piétinement des droits humains. La dernière traversée-transaction de la saison doit avoir lieu dans les prochains jours. C’est en simulacre de chef d’entreprise de type import-export, aux méthodes abjectes et aux addictions nocives, que nous le suivons jusqu’à ce qu’il croise le regard émeraude d’une femme.

Seyoum n’a pas toujours été cet homme cynique à l’humanité amputée. Le récit croise son passé en Érythrée (pays au système dictatorial officiellement appelé république à régime présidentiel à parti unique) et le présent du roman, en Libye en 2015 (pour en savoir plus sur la situation des migrants en Libye en 2015 : rapport de Human Rights Watch). Cette année n’est pas choisie au hasard, il s’agit d’une année particulièrement meurtrière lors des traversées de la Méditerranée, notamment en ce qui concerne la disparition d’enfants (les naufrages avec le plus de victimes provenaient de Libye).

Nous découvrons le quotidien de Seyoum et son caractère particulièrement antipathique qui cache cependant de profondes blessures. La force dramatique, humainement dramatique, se trouve dans ce passé qui l’a amené sur cette côte libyenne. De quoi est capable un homme qui a perdu tout espoir et dont on a voulu effacer l’humanité, l’individualité ? Que devenir quand la personne qui nous tenait debout, en vie, est sortie de notre vie ? Déshumaniser les autres ne mène-t-il pas à se déshumaniser soi-même ?

Si je me suis laissée surprendre et émouvoir par le parcours de Seyoum, il est un personnage difficile à accompagner tant il s’est mué en ce qui aurait pu le détruire quelques années auparavant. Mais peut-on annihiler tous les sentiments malgré la douleur du passé ?

Ce court roman campé dans l’esprit d’un passeur au cynisme glaçant, extrêmement inquiétant mais d’actualité, laisse percer un espoir, faible mais bien là malgré tout : celui de réveiller, celui d’arriver. Il questionne la déshumanisation, le marché obscène du prix de la vie, la violence qui engendre la violence. Il montre également les conditions de détention puis de voyage des personnes qui tentent les routes de l’exil, qui n’ont plus rien à perdre si ce n’est leur propre vie et celle de leurs proches, quand elles en ont encore. Un premier roman prenant.

Entre janvier 2014 et septembre 2018, 28 555 migrants sont morts ou disparus en Méditerranée alors qu’ils tentaient d’atteindre les côtes de l’Europe. Parmi eux, au moins 1300 enfants.

Amnesty International, « Réfugiés : ce que nous disent les chiffres »

Ce roman se déroule il y a cinq ans. Fin septembre 2020 Amnesty International alertait une fois de plus sur la situation des réfugiés en Libye. Un sujet nécessaire qui rappelle que le trafic d’êtres humains est aussi rendu possible par le manque de coordinations, d’aides et d’intentions à l’échelle internationale.

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué  : Lili au fil des pages

Et vous, quel•s livre•s sur l’exil recommandez-vous ?

Information en avant-première : le mois de juin, en lien avec la journée internationale des réfugiés, sera consacré à cette thématique sur le blog.

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