« Jacques et la corvée de bois » de Marie-Aimée Lebreton (Buchet-Chastel, 2020)

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Je suis convaincue que beaucoup de choses sont encore à dire sur l’armée française en Algérie. Alors, quand la littérature s’empare de cette période, je suis souvent au rendez-vous. Impossible de résister à ce texte en voyant l’appui de Benjamin Stora, impossible de m’arrêter dès lors que j’en ai commencé la lecture.

Quatrième de couverture : « La corvée de bois était le nom donné aux exécutions sommaires. On emmenait en pleine campagne un groupe de prisonniers ou de simples suspects pour effectuer une corvée de bois, et là, on faisait mine de leur rendre leur liberté et on les abattait comme des lapins. Et comme on ne pouvait pas obliger les appelés à commettre des assassinats, Rolles choisissait parmi eux des volontaires. Il arrivait souvent que ceux-là se rétractent au dernier moment.

Jacques est un jeune appelé du 35e régiment, un de ces hommes envoyés en Algérie dans les années 1959-1960 pour accompagner la transition après les années de guerre, se faire les dents et devenir des hommes, leur dit-on. Il laisse derrière lui son père, et surtout celle qu’il aime, Jeanne, qui reste tout près, en pensée, tout au long de son exil. Là-bas, en Algérie, Jacques retrouve son ami d’enfance, François, un jeune officier plein d’assurance, qui viendra, juste après la proclamation de l’indépendance, rappeler lors d’une cérémonie officielle le sens de l’engagement militaire et les valeurs patriotiques, comme pour mieux organiser l’occultation de l’horreur qui vient de se dérouler. Jacques ne reconnaît plus son ami, devenu un étranger pour lui. Que fera-t-il de son sentiment de trahison ? »

J’ai vraiment été secouée par ce roman. De courts chapitres qui oscillent entre passé et présent, entre le bonheur tendre de l’enfance et la réalité de l’Algérie au sein de l’armée française. Jacques ne s’attendait pas à cela en quittant son père et sa bien-aimée. Il ne s’attendait pas à ça, lui qui rêve de pouvoir rendre fière sa mère décédée alors qu’il n’avait que quatorze ans. Une mère infiniment aimée qui voyait pour lui de grandes choses, de grandes réussites.

Il paraît que l’armée peut ouvrir des portes à ceux qui n’ont pas de diplômes, n’ont pas fait d’études ou ne savent tout simplement pas quoi faire de leur vie. C’est vraiment un choix intéressant pour les jeunes hommes. Et une expérience ! Il paraît. Ce qui est sûr, c’est que Jacques va voir et entendre des choses qui vont le bouleverser, le changer à jamais.

De la violence de la guerre et des pratiques de membres de l’armée sur les civils jusqu’à l’hypocrisie du système et d’un ami qu’il a aimé depuis l’enfance, Jacques va trop en voir, trop en entendre, trop être déçu et trahi, trop en comprendre pour rester indemne, pour ne pas se perdre lui-même face à la laideur de la réalité.

Les chapitres, très courts, tressent une histoire humaine entre lumière et obscurité jusqu’à un dénouement auquel je m’attendais mais dont j’espérais qu’il n’arriverait pas. Combien de jeunesses abîmées par cette guerre, par les guerres ? Là est l’une des questions de ce roman antimilitariste qui veut aussi aborder la vérité des actes.

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Et vous, quel livre sur la guerre d’Algérie conseillez-vous absolument de lire ?

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« Meurtres pour mémoire » de Didier Daeninckx (Gallimard, 1983)

Ce livre attendait patiemment dans ma PAL et il en est sorti grâce à Enna lit, Enna vit ! avec qui j’ai réalisé cette lecture commune. Qu’elle en soit remerciée car ce roman m’a vraiment sortie de mes habitudes de lecture !


Quatrième de couverture : « Paris, octobre 1961 : à Richelieu-Drouot, la police s’oppose à des Algériens en colère. Thiraud, un petit prof d’histoire, a le tort de passer trop près de la manifestation qui fit des centaines de victimes. Cette mort ne serait jamais sortie de l’ombre si, vingt ans plus tard, un second Thiraud, le fils, ne s’était fait truffer de plomb, à Toulouse. »


J’avais acheté ce livre pour le mois thématique sur l’Algérie et puis je n’ai pas eu le temps de le lire. Le reprenant ces derniers jours, je m’attendais vraiment à un récit particulièrement orienté sur les manifestations à Paris et sur l’affaire des noyés de la Seine. Par ailleurs, il avait beau être édité en folio policier, je pensais qu’il serait assez orienté sur la société des années 60 avec, en trame de fond, la guerre d’indépendance algérienne. Bon, soyons clairs, je croyais mal. Mais ce ne fut en aucun cas une déception.

Didier Daeninckx, avec ce roman, nous montre sa connaissance de l’histoire contemporaine et ses échos dans le présent, même s’il s’agit ici des années 80. Ces eighties que j’ai adoré lire avec une enquête qui mêle histoire française (pas glorieuse) et tradition du polar : un policier – personnage principal – qui a toujours le bon sarcasme au bon moment, des acolytes attachants, une femme endeuillée mais envoûtante et des putains de sales types.

Je ne suis pas une lectrice de romans policiers et je dois dire que celui-ci se lit malgré tout avec une facilité déconcertante ! Trente-six ans nous séparent de sa date de parution et il n’a presque pas de rides (je compte lui demander son secret), il fonctionne, c’est aussi simple que ça. J’ai beaucoup apprécié que certaines histoires souvent traitées séparément se rencontrent car elles ont des points communs malgré leurs singularités : le racisme et les discriminations. À mes yeux, il faut un sacré courage pour aborder les deux périodes dont il est question dans ce livre. Car en 1983, si des lois d’amnistie existaient concernant la guerre d’Algérie, ce n’était qu’un écran de fumée entre différents ressentiments, et l’une des responsabilités de l’État, portée par Jacques Chirac un certain jour de juillet 1995, était encore loin.

Si j’ai deviné assez vite le dénouement, je ne me suis pas lassée une minute de cette lecture et j’ai passé un très bon moment.

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Et vous, l’avez-vous lu et avez-vous été surpris/es ?

👁 « Algériennes : 1954-1962 » de Deloupy et Swann Meralli (Marabout, 2018)

Décidément, j’aime beaucoup les romans graphiques des éditions Marabout ! Documentés, esthétiques, engagés, que demander de plus si ce n’est de pouvoir tous les lire ? Aujourd’hui c’est du point de vue des femmes que je souhaite aborder la guerre d’Algérie. Un point de vue que je trouve peu abordé de manière générale, peu importe le conflit.


Quatrième de couverture : « La guerre d’Algérie, cette guerre qui n’était pas nommée comme telle, est un événement traumatisant des deux côtés de la Méditerranée. Ce récit raconte la guerre des femmes dans la grande guerre des hommes…

Béatrice 50 ans, découvre qu’elle est une enfant d’appelé et comprend qu’elle a hérité d’un tabou inconsciemment enfoui : elle interroge sa mère et son père, ancien soldat français en Algérie, brisant un silence de cinquante ans. Elle se met alors en quête de ce passé au travers d’histoires de femmes pendant la guerre d’Algérie : Moudjahidates résistantes, Algériennes victimes d’attentat, Françaises pieds noirs ou à la métropole… Ces histoires, toutes issues de témoignages avérés, s’entrecroisent et se répondent. Elles nous présentent des femmes de tout horizon, portées par des sentiments variés : perte d’un proche, entraide, exil, amour… »


Lire ce livre dans le cadre de la thématique du mois était, non seulement pour parler de la place des femmes dans le conflit mais aussi et surtout de parler de femmes avant tout ! C’est avec les yeux de Béatrice, dont le père a fait la guerre d’Algérie, que nous allons découvrir ces différents parcours. D’où vient cette volonté de savoir ? Principalement du fait que son père ne veut justement pas parler. Le vide dans l’histoire familiale va être comblé avec les paroles d’autres personnes.

Ce que j’ai beaucoup aimé c’est le fait que l’on ne soit pas face à des responsabilités tranchées. Dans une guerre, tous les partis sont amenés à faire des choses humainement non recevables. Mais si les regrets et les remords existent les auteurs abordent ces histoires, ces témoignages, avec une immense délicatesse et sans porter de jugement hâtif. J’ai vraiment apprécié ce ton qui nous laisse recevoir les épisodes historiques et nous les approprier à notre façon.

Ensuite, au niveau de la construction du scénario, j’ai également apprécié le fait que les histoires se croisent et s’entrecroisent, que l’on puisse ainsi considérer d’une certaine manière les incidences d’actes dans la vie de tiers. C’est d’une grande justesse et permet d’adopter différents positionnements au cours du récit.

Les témoignages de la mère de Béatrice, de Saïda, de Djamila, de Bernadette et de Malika sont là pour dénouer les langues, pour aider à faire le deuil. Car la guerre d’Algérie, comme toute guerre, a été traumatisante : physiquement et psychologiquement, toujours.

Un roman graphique intelligent, documenté, bien construit et visuellement très beau, qui vient encourager les témoins à transmettre ce qu’ils ont en eux de leur passé, pour que les générations futures sachent. Une sacré réussite !

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Et vous, connaissez-vous un livre sur un conflit construit du point de vue des femmes ?

👁 « La question » d’Henri Alleg (Éditions de Minuit, 1958 réed. 2000)

Difficile de traiter un sujet comme la guerre d’Algérie sans lire un livre traitant de la torture. Difficile de lire sur la torture sans lire La question d’Henri Alleg, qui fut l’un des premiers témoignages de cette pratique d’interrogatoire.


Quatrième de couverture : « La première édition de La question d’Henri Alleg fut achevée d’imprimer le 12 février 1958. Des journaux qui avaient signalé l’importance du texte furent saisis. Quatre semaines plus tard, le jeudi 27 mars 1958 dans l’après-midi, les hommes du commissaire divisionnaire Mathieu, agissant sur commission rogatoire du commandant Giraud, juge d’instruction auprès du tribunal des forces armées de Paris, saisirent une partie de la septième réédition de La question. Le récit d’Alleg a été perçu aussitôt comme emblématique par sa brièveté même, son style nu, sa sécheresse de procès-verbal qui dénonçait nommément les tortionnaires sous des initiales qui ne trompaient personne. Sa tension interne de cri maîtrisé a rendu celui-ci d’autant plus insupportable : l’horreur était dite sur le ton des classiques. La question fut une météorite dont l’impact fit tressaillir des consciences bien au-delà des chers professeurs, des intellectuels et des militants. A l’instar de J’accuse, ce livre minuscule a cheminé longtemps. »


Malgré son interdication de publication, ce livre connaîtra un grand succès grâce aux voies de diffusion non officielles. Henri Alleg est arrêté et torturé en 1957. Il était alors directeur du journal quotidien Alger Républicain, interdit de publication en 1955, et publiait dans L’Humanité. Favorable à l’indépendance algérienne, il sera transféré au centre de tri d’El Biar, avant d’être envoyé dans un camp. C’est ce moment de détention qui est relaté dans La question.

La question des bourreaux rythme les coups et les sévices infligés à Henri Alleg. Ils sont physiques mais aussi psychologiques. Et l’on oublie souvent ces blessures car elles ne se voient pas et sont difficiles à prouver. Face aux descriptions précises nous prenons des coups de massue. Quand cela va-t-il s’arrêter ? Le doute plane toujours et les bourreaux reviennent à la charge. Les réponses ne viennent pas, c’est la famille que l’on menace. La torture est devenue une routine pour ceux qui la pratiquent et l’on découvre avec terreur les commentaires de certains hommes assistant à la scène, elle peut aussi devenir un divertissement, à l’instar d’un moment sportif. Effroyable.

Ce témoignage, écrit immédiatement après sa détention à El Biar, existe pour que les actes ne tombent pas dans l’oubli, pour contrer l’impunité, de mise à l’époque, et pour que la négation des droits de l’homme et de la dignité humaine ne reste pas sans réponse.

Ce livre est la réponse à la question, mais la réponse n’est peut-être pas du goût des bourreaux. En tout cas, elle donnera des pistes sur l’assassinat de Maurice Audin, lui aussi passé par ce centre de tri.

Une claque historique et humaine.

Je tiens cependant à souligner aussi l’existence de personnes qui refusèrent la pratique de la torture au sein de l’armée, à l’image du général Jacques Pâris de Bollardière. Que son engagement ne soit pas oublié.

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Et vous, est-ce un livre que vous voudriez découvrir ?

❤ 👁 « La guerre au bout du couloir » de Christophe Léon (Thierry Magnier, 2008)

J’aime énormément les éditions Thierry Magnier, elles sont pour moi une référence dans la littérature jeunesse, notamment sur les questions de conflits vus à hauteur d’enfants. Croisant ce livre, je n’ai pas hésité une seule seconde.


Quatrième de couverture : « Le mois de juin 1962 est très chaud à Oran.

Ce jour-là Maurice, dit Momo, se retrouve seul à la maison avec son petit frère Alain, un bébé en couches. Ses parents ont disparu, alors Momo part chercher de l’aide (surtout pour changer les couches d’Alain), mais leur tante Rosine non plus n’est pas à la maison. Des Algériens en arme défilent dans les rues.

Momo et Alain sont recueillis par le vieil indigène qui leur vendait des légumes au marché. Il les ramène au bled. Mais il faut retourner en ville, retrouver les parents. Tout a changé et, de la famille, nulle trace. »


Dans ce roman, nous suivons Momo, jeune garçon qui doit protéger son petit frère Alain alors que leurs parents ont disparu et qu’ils ne trouvent pas de refuge à Oran, en pleine période d’indépendance de l’Algérie.

Le récit se tisse entre présent et passé. Entre le refuge offert par une famille algérienne et des souvenirs de sa propre famille, teintée d’un fort racisme européen. Momo apprendra à se faire sa propre opinion sur les gens qui l’entourent, découvrant que les différences n’en sont pas et que la haine de l’autre n’a rien de rationnel. Ce parcours initiatique amène à des situations tantôt cocasses, tantôt émouvantes et belles.

Mais le deuil fait aussi partie du parcours de Momo et Alain. Leurs parents, ils ne les retrouveront pas. Momo découvrira l’horreur dont l’homme peut se rendre responsable, peu importe dans quel camp il se trouve. Voir les choses à travers les yeux d’un enfant met en exergue l’absurdité de la colonisation, du racisme, du déni de la culture des peuples, de l’humiliation, de la guerre et de ses sévices. Profondément humain, ce roman est un coup de cœur.

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Et vous, avez-vous un livre jeunesse à recommander sur ce sujet ?

❤ 👁 « De nos frères blessés » de Joseph Andras (Actes Sud, 2016)

Ce roman est monumental ! Il prend aux tripes autant qu’aux neurones et aborde autant les questions d’engagement pour une cause que l’on juge juste que le caractère abject de la peine de mort. Paru en format poche chez Actes Sud (collection Babel) le 22 août dernier, je ne peux que vous en recommander la lecture.


Quatrième de couverture : « Alger, 1956. Fernand Iveton a trente ans quand il pose une bombe dans son usine. Ouvrier indépendantiste, il a choisi un local à l’écart des ateliers pour cet acte symbolique : il s’agit de marquer les esprits, pas les corps. Il est arrêté avant que l’engin n’explose, n’a tué ni blessé personne, n’est coupable que d’une intention de sabotage, le voilà pourtant condamné à la peine capitale.

Si le roman relate l’interrogatoire, la détention, le procès d’Iveton, il évoque également l’enfance de Fernand dans son pays, l’Algérie, et s’attarde sur sa rencontre avec celle qu’il épousa. Car avant d’être le héros ou le terroriste que l’opinion publique verra en lui, Fernand fut simplement un homme, un idéaliste qui aima sa terre, sa femme, ses amis, la vie – et la liberté, qu’il espéra pour tous les frères humains.

Quand la Justice s’est montrée indigne, la littérature peut demander réparation. Lyrique et habité, Joseph Andras questionne les angles morts du récit national et signe un fulgurant exercice d’admiration. »


L’histoire de Fernand Iveton est une histoire malheureusement oubliée mais magistrale de démonstration sur la justice punitive pour l’exemple durant la guerre d’Algérie qui ne dit cependant pas encore son nom. Ce livre est le portrait d’un homme qui lutte pour l’indépendance de son pays natal, c’est également le portrait d’Hélène, sa femme, écrit avec une grande puissance.

Fernand Iveton a tenté de faire exploser une bombe. C’est un fait. Mais le positionnement de celle-ci avait été pensé pour ne faire aucun mort, aucun blessé et elle n’en aurait fait aucun. Le but était de déclencher une alarme dans l’opinion publique, pas de tuer. Elle n’explosera pas. Fernand sera arrêté et torturé afin de lui soustraire des informations et des noms.

Petit à petit, l’étau va se resserrer et Fernand finira par lâcher quelques bribes, des pistes, en tentant au maximum d’être sur la retenue, espérant avoir laissé assez de temps à ses compagnons de se cacher. Mais, s’ils seront aussi arrêtés, le cœur du récit se concentre sur les différents jugements de Fernand Iveton puis sur l’attente de la sentence et son application.

La bombe n’a fait aucun mort, elle n’a même pas fonctionné. La peine ne peut donc être la peine de mort. Impossible. Et pourtant. Entre des séquences du passé avec Hélène et le huis clos de la cellule des condamnés à mort, nous vivons avec le personnage central des moments qui font naître la révolte.

Avec ce livre, je découvre Joseph Andras et je ne peux que le conseiller aux amateurs d’Eric Vuillard. Pas tant sur le ton mais sur le focus historique qu’il nous propose. Une réussite qui laisse, bien entendu, un goût amer.

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Culturellement vôtre! par Jason


 

Et vous, connaissez-vous un autre livre de Joseph Andras à recommander ?