❤ « Sourvilo » d’Olga Lavrentieva (Actes Sud BD, 2020)

Traduit du russe par Polina Petrouchina

Après avoir découvert avec forte émotion Requiem d’Anna Akhmatova, ce roman roman graphique se positionne un peu comme un écho au recueil de poésie. Nous sommes plongés dans la terreur stalinienne, confrontés aux arrestations arbitraires, aux disparitions et aux familles, celles et ceux qui restent et son laissé·e·s dans l’ignorance.

Quatrième de couverture : « En Russie, les grand-mères sont la mémoire vivante de l’histoire tragique de leur pays. Svetlana Alexievitch raconte d’ailleurs qu’enfant, sa grand-mère lui avait appris à écouter ce qu’on avait pas le droit de dire.

Valentina Sourvilo, 94 ans, se raconte à sa petite fille : une enfance heureuse à Leningrad, brutalement interrompue par l’arrestation de son père, en 1937. Puis viennent l’assignation à résidence à la campagne, la mort de sa mère, et le retour dans sa ville natale, qui va être assiégée pendant plus de deux ans. C’est le tristement célèbre Siège de Leningrad. La faim, le froid, la peur, les bombardements et les fusillades, la trahison des amis mais, aussi, parfois, la surprise d’une main tendue… À travers le témoignage exceptionnel de sa grand-mère Valentina, c’est le destin de tout un pays que nous raconte Olga Lavrentieva, qui, grâce à une maîtrise stupéfiante, donne ses lettres de noblesse au roman graphique russe. »

C’est en donnant la parole à sa grand-mère qu’Olga Lavrentieva dévoile tout une partie de l’histoire russe. Un partie des victimes de la Grande Terreur instaurée par Staline concernera des personnes d’origine polonaise. Ce sera le cas du père de Valentina Sourvilo. Arrêté sur de fausses accusations, la famille est expulsée de son logement et est envoyée dans une région éloignée de Leningrad.

De cet évènement à l’époque contemporaine, Valentina esquisse presque un siècle d’histoire russe en montrant l’injustice d’un système qui l’a malmenée de longues années. Elle dit aussi cette peur qui s’est inscrite en elle et qui ne l’a jamais quittée. Une peur née de l’arrestation de son père, de la perte de sa mère, de la guerre et du siège de Leningrad, des malheurs qui l’ont longuement accablée.

Je me suis laissée entraîner dans les soubresauts de cette histoire dans l’histoire, séduite par un scénario efficace et un témoignage profondément touchant. Un livre qui peut être lu en regard de la poésie d’Anna Akmatova, qui dit l’attente, le silence, le coeur qui meurt de chagrin, la douleur du temps qui passe sans nouvelles des proches, l’entière incertitude des lendemains. En complément de ces deux ouvrages, je me suis offert Envers et contre tout d’Euphrosinia Kersnovskaïa.

Ce livre est le premier d’Olga Lavrentieva qui soit traduit en français et j’ai hâte de pouvoir découvrir d’autres des œuvres.

Cette lecture a été faite dans le cadre du challenge #autricesdumonde de janvier, organisé par Claire de Des pages et des lettres.

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Et vous, appréciez-vous l’histoire dessinée ?

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« Les saveurs du béton » de Kei Lam (Steinkis, 2021)

Kei Lam est une autrice née à Hong-Kong dont la famille a émigré en France alors qu’elle avait 6 ans. C’est à Paris que le père, peintre, rêve de s’installer. C’est en banlieue, à La Noue, qu’ils vont acheter un appartement en HLM.

Quatrième de couverture : « Les Saveurs du béton nous amène en Seine-Saint-Denis. De chambres de bonne en appartements partagés avec d’autres immigrés chinois, Kei et ses parents finissent par passer de l’autre côté du périph’ et deviennent propriétaires d’un trois pièces à Bagnolet. Kei se voit alors confrontée à un nouveau monde, celui de la banlieue, alors même qu’elle entre au collège et, par conséquent, dans l’adolescence. Kei donne une fois encore la parole aux invisibles et explore le quotidien, les rêves et les ambitions de ces enfants d’immigrés ayant grandi en banlieue. Elle s’intéresse en parallèle aux grands ensembles et plus particulièrement au quartier de la Noue, où sa famille a résidé à Bagnolet.

Un récit fort sur l’intégration, mais aussi un point de vue différent sur les cités de banlieue. »

La première autofiction graphique de Kei Lam, Banana Girl – que je n’ai pas encore lue mais rendez-vous est pris – a été publiée en 2017. Une nouvelle fois, je vais faire les choses dans le désordre. Si ce premier travail se concentrait sur la construction d’une personnalité et d’une identité aux multiples influences culturelles, ce second album s’intéresse davantage à la vie dans une cité de la banlieue parisienne en même temps qu’au fait de grandir.

C’est à la fois drôle et réaliste, tendre et révolté tant face aux abus à l’encontre des familles qui y ont investi leurs – parfois maigres – économies, qu’à l’image systématiquement violente et dégradante que l’on veut absolument coller aux habitants de la cité. En parallèle, nous suivons la vie familiale et les années adolescentes de Kei.

La notion de construction de l’identité est également présente et j’ai aimé la façon qu’a Kei Lam de montrer le poids péjoratif de certains mots et expressions de la langue française liés à la Chine et aux Chinois. Des expressions qui, consciemment ou non, construisent une certaine vision d’une partie de la population. Et ce sont les préjugés racistes qui vont conduire à des crimes à l’encontre de personnes d’origine asiatique et vont créer une période d’insécurité, notamment à La Noue.

Autre exemple, Kei Lam nous invite à regarder l’évolution de la représentation des femmes chinoises ou d’origine chinoise dans la culture populaire. Les idées avancent mais ce n’est pas encore ça. J’ai également aimé cette recherche, ce besoin de connaître une histoire familiale qui a du mal à s’exprimer, étant très en demande moi-même sur ce sujet.

Les illustrations sont en noir et blanc et on a pourtant un sentiment de couleurs. Le dessin – que j’ai beaucoup apprécié – est faussement simple tant il est précis et transmet avec finesse les émotions des protagonistes et des instants, son approche parfois naïve terminant de m’émouvoir. Mention spéciale aux expressions de la jeune Kei qui ont fait renaître en moi des airs savoureux de crise d’adolescence heureusement révolue.

En faisant se rencontrer la jeune Kei avec celle qu’elle est aujourd’hui devenue, ce sont de nombreux questionnements que l’autrice fait émerger, en même temps qu’elle décrit son histoire et l’histoire d’un lieu. Une lecture touchante et qui modifiera sans aucun doute certains regards.

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Et vous, quelle oeuvre de la littérature urbaine conseillez-vous ?

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« Idiss » de Richard Malka et Fred Bernard d’après Robert Badinter (Rue de Sèvres, 2021)

Paru chez Fayard en 2018, Idiss est adapté cette année en roman graphique. Voici l’occasion de redécouvrir ou de découvrir tout court – ce qui est mon cas – cet hommage de Robert Badinter à sa grand-mère qui est aussi un regard sur plusieurs générations de proches prises dans les tourments de l’histoire.

Quatrième de couverture : « J’ai écrit ce livre en hommage à ma grand-mère maternelle, Idiss. Il ne prétend être ni une biographie, ni une étude de la condition des immigrés juifs de l’Empire russe venus à Paris avant 1914. Il est simplement le récit d’une destinée singulière à laquelle j’ai souvent rêvé. Puisse-t-il être aussi, au-delà du temps écoulé, un témoignage d’amour de son petit-fils. Robert Badinter.

Richard Malka et Fred Bernard s’emparent de ce récit poignant et intime pour en livrer une interprétation lumineuse tout en pudeur et à l’émotion intacte. »

Si je n’ai pas été vraiment sous le charme des illustrations (dont je reconnais cependant la qualité) j’ai vraiment apprécié le scénario et les propos. De la Bessarabie de la fin du 19ème siècle à la France des années noires, Idiss va connaître une vie avec des ruptures, des blessures intimes mais aussi de grands bonheurs grâce à sa famille. Car Idiss est une femme droite, combattive et déterminée pour ses proches, en cela elle ne peut être qu’infiniment attachante.

D’un caractère affirmé et attaché à la tradition, Idiss va devoir faire face au deuil encore jeune et à des conflits familiaux. Ses petits-enfants seront ses soleils, notamment Robert dont elle est proche. Mais le monde s’enflamme et la Seconde Guerre mondiale est déclarée.

J’ai été très émue à plusieurs reprises au cours de ma lecture, pour cet amour inconditionnel vécu entre Idiss et Schulim, face à l’antisémitisme, pour les vies séparées et les adieux imposés, pour celles et ceux qui ne sont pas revenu·e·s.

Avec cette histoire familiale Robert Badinter transmet aussi son amour pour la France : celle qui a accueilli des familles entières qui fuyaient les haines, cette France en laquelle les familles Rosenberg et Badinter avaient mis leur confiance et dont elles ne doutaient pas. Mais cette France a collaboré, poussé à l’exil, déporté sans scrupules. Une histoire collective et individuelle qui permet de comprendre d’une belle façon l’homme investi dans le combat des injustices qu’est Robert Badinter.

Des éléments documentaires et des dessins préparatoires sont présents en fin de volume. Pour moi c’est toujours un plus : de contextualisation historique et de partage concernant la démarche créative.

Je l’ai lu avec mille précautions (même si je n’ai pas l’habitude d’abîmer les livres, je suis un peu maladroite) car ce sera un cadeau. Son format est tellement beau qu’il est parfait pour faire plaisir. Ma mère admire Robert Badinter, apprécie les histoires de vies et les romans graphiques, alors je le glisse tout de suite dans ma valise en croisant les doigts pour qu’elle ne se l’achète pas. Ce suspens qui balance entre préserver la surprise et prendre le risque de faire une surprise loupée.

En conclusion : si vous aimez les histoires familiales qui traversent l’histoire de l’Europe et/ou si vous cherchez un beau livre à offrir à quelqu’un qui a aussi ces centres d’intérêts, Idiss vous attend.

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Et vous, quel autre récit familial marqué par l’histoire conseillez-vous ?

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« Ma vie en prison. Le récit d’un cri pour la démocratie ! » de Kim Hong-mo (Kana, 2020)

Dans le cadre de mes lectures liées au soulèvement pro-démocratiques de Gwangju, je me suis dirigée vers ce roman graphique autobiographique dans lequel l’auteur revient sur son expérience d’enfermement dans une maison d’arrêt (1996-1997) du fait de ses activités politiques dans une association étudiante. Quel lien me direz-vous ? La découverte de la répression sanglante de mai 1980 est source d’engagement pour le jeune Yongmin, alter ego de l’auteur.

Quatrième de couverture : « Corée du Sud, mai 1980. En pleine période d’instabilité politique, des manifestations d’étudiants et de syndicats réclament la fin de la corruption et la révélation des malversations de l’Etat. Le gouvernement militaire sud-coréen leur oppose une répression violente. À Gwangju, 6e plus grande ville de Corée du Sud, l’armée avec le soutien de la loi martiale perpètre un véritable massacre : 163 morts, 166 disparus et plus de 3 000 blessés. 17 ans plus tard, révolté quand il se rend compte de la gravité de ces faits et de l’impunité de leurs responsables, Yongmin, jeune dessinateur et étudiant à l’université de Hongik, délaisse ses études pour rejoindre les mouvements étudiants de protestation, réclamant justice. Lors d’une manifestation, il est arrêté par la police et incarcéré. Il rejoint alors une cellule où il va devoir se familiariser avec les gangsters, meurtriers et autres détenus de droit commun ! L’auteur nous offre une plongée dans l’histoire contemporaine de la Corée du Sud. Mais c’est surtout une saine piqûre de rappel : la liberté d’expression est un droit chèrement acquis et qui n’est jamais irrévocable ! »

Réalisé dans un premier temps en feuilletons, l’intégralité de ce témoignage a été rassemblé pour être publié en un volume unique, notamment en français. Cela se ressent dans certaines redites qui ne sont pas particulièrement agréables à la lecture : le•la lecteur•trice n’oubliant pas l’information en tournant une simple page, certains passages auraient peut-être mérité un petit travail d’adaptation.

La chronique ne commence pas sur un point positif et malheureusement ça risque de durer encore un peu… La préface d’Alain Delissen annonçait une lecture passionnante sur divers aspects et finalement je n’ai pas trouvé ce que je cherchais et les réflexions que je souhaitais alimenter.

Dans la préface, Alain Delissen présente ce livre et le travail de Kim Hong-mo comme important dans la réflexion sur la mémoire et la représentation de l’histoire contemporaine de la Corée, citant à cette occasion Park Kun-woong. Je suis amatrice de l’œuvre de Park Kun-woong dans ce qu’elle montre et dans sa manière de montrer les faits, même si parfois la lecture est éprouvante. J’ai donc été déçue en découvrant que Kim Hong-mo avait adapté son témoignage notamment pour éviter l’ennui des lecteurs•lectrices. Je peux être assez sévère et je m’en excuse, mais, dans une démarche de témoignage, de sensibilisation et de mémoire, j’ai tendance à préférer les œuvres les plus justes possibles. De fait, cette œuvre interroge ce que l’on choisit de dire et de ne pas dire en pensant à l’attention et à la réception du lectorat (ici adulte). Un souci pertinent ou pas ?

Ce témoignage est visuellement agréable et expressif mais je déplore certains choix de l’auteur : minimiser l’impact de l’enfermement et les conditions de détention, ne représenter que des co-détenus qui ont été sympathiques et/ou lui ont laissé un bon souvenir et donc ne pas faire apparaître ceux qui étaient plus malveillants.

Pour revenir sur l’histoire, nous suivons Yongmin qui a été arrêté et attend d’être jugé pour son activisme politique au sein d’une association étudiante. La Corée du Sud est en pleine transition démocratique, des affaires politiques éclaboussent des membres du gouvernement et certaines violences d’Etat persistent, ce que dénoncent les étudiants. Contraint à l’enfermement dans une maison d’arrêt durant huit mois, Kim Hong-mo transmet ses souvenirs et montre, derrière les murs, ce que normalement la population ne voit pas, n’entend pas, ne sait pas. Il montre aussi comment la lutte s’est poursuivie malgré l’isolement des étudiants (séparés entre les cellules, les étages et les bâtiments), la détermination de Yongmin à ne pas renier son engagement.

Si ce roman graphique revêt sans aucun doute un intérêt socio-historique et littéraire, je dois bien dire qu’il ne m’a pas particulièrement convaincue. J’ai justement ressenti l’absence de certains faits, de certaines tensions et/ou difficultés ce qui a rendu l’ensemble finalement assez lisse. Et ce qui me dérange, au fond, c’est que cette volonté d’alléger le témoignage et de l’aérer avec des touches plutôt amusantes en pensant aux lecteurs•trices. Je pense que cela peut avoir le biais de donner l’impression de minimiser l’épreuve vécue, de dédramatiser le dramatique et ce ne sont pas des choix qui ont répondu à mes attentes.

Cependant, le parcours de l’auteur force l’admiration par sa détermination et sa droiture, dans son choix de rester fidèle à ses convictions malgré les risques d’emprisonnement encourus. J’ai également été émue par la représentation du père de Yongmin, infiniment attachant. De même, l’histoire de l’engagement de Yongmin permet d’approcher l’histoire socio-politique de la Corée du Sud contemporaine, ce qui est très instructif. Il y a donc aussi du positif, je ne peux tout de même pas dire l’inverse même si ce fut un rendez-vous un peu manqué.

Cette lecture entre dans le cadre du Challenge coréen organisé par le blog Depuis le cadre de ma fenêtre.

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Et vous, préférez-vous les témoignages adaptés ou fidèles* ?
*Dans la limite de ce qui peut être exprimé/dicible.

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❤ « Toutes les fois où je me suis dit… Je suis gay ! » d’Eleanor Crews (Steinkis, 2021)

Décidément, les éditions Steinkis nous offrent de bien belles publications. C’est le cas avec ce récit graphique autobiographique qui a su me toucher en plein coeur.

Quatrième de couverture : « Les aventures quotidiennes d’une jeune femme qui se découvre !

Ellie est une petite fille singulière. Elle porte du noir, est obsédée par le personnage de Willow dans Buffy contre les vampires et ne semble pas beaucoup s’intéresser aux garçons. Oui, parce qu’Ellie est lesbienne. Mais cela va lui prendre de nombreuses années et des coming-out à répétition avant d’accepter pleinement qui elle est.

Dans Toutes les fois où je me suis dit… je suis gay ! Eleanor Crewes nous relate avec humour et tendresse sa difficulté à identifier sa sexualité, sa recherche d’identité mais aussi le difficile passage de l’adolescence à l’âge adulte. »

Mon intérêt est né dès le début de la lecture de ce témoignage graphique, justement dans ce qu’il a de personnel et d’authentique pour l’auteure. En effet, Eleanor a réalisé, il y a plusieurs années et en amatrice, de petits fanzines retraçant sont processus de coming-out et d’acceptation de soi. Ces fanzines ont reçu un tel accueil enthousiaste que l’histoire a cheminée jusqu’à nous, aujourd’hui, dans ce beau volume de plus de 300 pages.

Ne se voulant absolument pas conçu comme un guide pour aider à faire son (ou ses) coming-out, Eleanor Crews a pensé ce roman graphique (et les fanzines à son origine) comme un témoignage pouvant peut-être aider des lecteurs et lectrices dans leur propre vie. Elle aurait aimé rencontrer ce genre de livres quand elle cherchait à se comprendre, je pense qu’elle a réussi à réaliser ce qui lui manquait et que ce livre touchera un large public.

Ellie a le sentiment d’être différente depuis l’enfance mais a aussi celui qu’il ne faut pas que ça se sache. Lors de l’enfance et de l’adolescence naissent différentes peurs : de ne pas plaire, de ne pas rentrer dans une certaine norme et, aussi, de faire les frais de la méchanceté (pour ne pas dire cruauté) des autres, d’être montré du doigt du fait de certaines différences. Alors Ellie va tout faire pour s’enfermer dans ce à quoi elle pense devoir ressembler, elle va mouler son apparence et ses comportements, maltraiter son corps.

Cette maltraitance du corps est aussi une maltraitance de l’esprit. C’est l’aliénation de soi-même et, malgré tous les efforts d’Ellie pour atteindre ses objectifs relationnels, rien ne se passe comme prévu. La frustration et la mal-être, en revanche, explosent les scores.

Comme un château de carte qui s’effondrerait au moindre coup de vent, essayer de s’affirmer comme autre que soi sans résultat, dédoubler son comportement en fonction des contextes relationnels épuise et empêche de se construire vraiment et solidement, laisse une confiance en soi de plus en plus fragile.

Il faudra à Ellie tout un processus pour déconstruire le leurre qu’elle se sera fabriqué durant de nombreuses années, plusieurs étapes à franchir, plusieurs coming-out jusqu’à celui qui sera le bon et lui ouvrira des perspectives nouvelles et fera souffler en elle un vent de liberté. Bien sûr, toutes les anxiétés et les questions ne disparaissent pas d’un coup, mais elles s’interrogent autrement : en changeant l’angle, en reformulant, en les affrontant avec une nouvelle certitude et donc plus de confiance.

L’auteure propose un point de vue personnel sur la difficulté, aujourd’hui encore, de réussir à s’affirmer lorsque l’on sort du schéma hétéronormé, celui-là même qui amène parfois certaines personnes à se mentir consciemment ou inconsciemment et, logiquement, à se nier.

J’ai apprécié le fait que la représentation de couples gays/lesbiens dans la culture populaire – ici avec Buffy contre les vampires – soit abordée. Il est évident qu’une représentation des diversités dans des oeuvres culturelles populaires est aussi un moyen de faire évoluer les mentalités. La situation n’est déjà plus la même aujourd’hui que dans les années 1990. C’est aussi un moyen de dire à des jeunes (et moins jeunes) qui pourraient se reconnaître : tout va bien, nous sommes comme toi, tu n’as pas à te cacher, tu n’as pas à avoir honte et tu as le droit de prétendre au bonheur comme n’importe qui.

J’ai également trouvé ce témoignage très intéressant car Eleanor montre la difficulté de dépasser beaucoup de carcans sociétaux même lorsqu’on est entouré de personnes non jugeantes et dignes de confiance, émotionnellement sécurisantes.

De la forme du récit, des propos et des illustrations, j’ai adhéré à tout. Le noir et blanc ne m’a absolument pas posé de souci, je ne me suis même pas rendu compte de l’absence de couleurs. Seul petit bémol sur la forme du livre, je pense qu’il aurait mérité une couverture rigide pour des questions de durabilité de l’objet. Je crains que la tranche soit atteinte après peu de lectures.

Un roman graphique très intéressant, touchant dans son authenticité mais aussi dans son humour, qui fait du bien et qui mérite largement d’être découvert. J’en suis ressortie émue et sincèrement heureuse pour l’auteure, face au chemin parcouru et à son sentiment d’enfin vivre.

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Et vous, aimez-vous les témoignages contemporains ?

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« Khalat » de Giulia Pex d’après Davide Coltri (Presque Lune, 2020)

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Une partie de ma bibliothèque est consacrée aux migrations, aux récits d’exils. C’est donc naturellement que j’ai impatiemment attendu cette parution de début d’année.

Quatrième de couverture : « Qu’emporteriez-vous si, une nuit, vous étiez contraints de quitter votre maison pour toujours ? A quels compromis seriez-vous disposés à vous résoudre et où finiraient vos ambitions, les rêves et l’amour ? Inspiré d’une histoire vraie, Khalat raconte ce qui se cache derrière l’un des nombreux visages qui peuplent nos villes, celui d’une femme et de sa marche forcée, de la naïveté au désenchantement, de la Syrie à l’Europe. »

Je m’attendais à un récit touchant, ce fut le cas, mais j’ai été en plus éblouie par les illustrations de Giulia Pex. Leur réalisme et les choix stylistiques de l’auteure-illustratrice apportent une grande force aux propos. Surtout, si vous le croisez, feuilletez-le pour découvrir ces illustrations qui font entrer dans l’intime tout en gardant une juste pudeur.

Khalat est une jeune femme, étudiante, vivant en Syrie. Appartenant à la communauté kurde, dans une zone en tension politique et civile, dans une zone où le conflit va exploser. Entre tradition et modernité, Khalat suit des études en littérature et rêve d’un amour foudroyant. Dans ce quotidien plein de promesses, la violence va frapper, va tuer et pousser sur les routes de très nombreuses familles. Celle de Khalat sera parmi elles.

Une grande part du récit se passe sur les routes de l’exil, sur les camps de réfugiés, sur les peurs et les risques, sur les rencontres, sur la fatigue qui affaiblit les parents, sur les choix à faire malgré les différents risques, sur l’attente et la conscience de ce qui a été perdu, sur le deuil et l’espoir confié aux lendemains.

Ce témoignage complet vient s’ajouter à ceux entendus ou lus précédemment et qui seront entendus ou lus prochainement. Il dit des similitudes et des différences, mais clame surtout trois nécessités pour la survie des hommes, des femmes et des enfants : la possibilité de quitter des zones de danger, la sécurité sur la route, la décence des pays d’accueil. Des nécessités qui sont encore aujourd’hui des combats quotidiens. Chaque témoignage compte car chaque vie compte.

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Et vous, ferez-vous la connaissance de Khalat ?

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« Nous allons toutes bien » d’Ana Penyas (Cambourakis, 2019) #RLBD2019

Nous sommes en partie d’où nous venons et c’est dans cette idée qu’Ana Penyas a souhaité recueillir les témoignages de ses deux grands-mère. Pour cela et aussi pour savoir qu’elle a été leur vie en tant que femmes, épouses, mères, tout ça indépendamment, tout ça à la fois.

Quatrième de couverture : « Quand j’ai annoncé à ma grand-mère Maruja que j’avais l’intention de faire une bande dessinée inspirée de sa vie, elle m’a répondu que je ferais mieux d’écrire une histoire d’amour. Quand j’ai annoncé la même chose à ma grand-mère Herminia, elle a sauté de joie et m’a dit : “Mais oui, bien sûr, ma chérie.”

Alors, équipée d’un magnétophone, je suis allée voir ma grand-mère Maruja pour qu’elle m’explique, par exemple, ce qui se cachait derrière ces fleurs peintes sur un tableau et la raison de son obsession pour la cuisine.

Ensuite, j’ai rendu visite à ma grand-mère Herminia et j’ai découvert à quel point sa grand-mère Hermenegilda avait compté pour elle, et d’où lui venait cet air bohème.

Les femmes de leur génération, sur lesquelles nous ne veillons pas comme elles ont veillé sur nous, ont toujours été les personnages secondaires d’autres vies que les leurs : épouse de, mère de, ou grand-mère de. Comme Maruja, comme Herminia. Leurs anecdotes, leurs idées et leur monde sont présents dans ce livre qui leur rend hommage et s’attache à leur confier le premier rôle. Ana Penyas »


Il est important de connaître le passé pour comprendre le présent dans ce qu’il a de positif comme de négatif, dans ce qu’il est factuellement. Ana Penyas retrace le parcours de ses aïeules et, avec elles, une époque se dessine. Celle durant laquelle une femme dépendait d’un mariage et était épouse et mère plus qu’elle-même, ne s’appartenant pas entièrement. Mais ce schéma n’enlève rien au courage de chacune bien au contraire, que ce soit en tenant bon dans le quotidien ou en faisant des choix d’indépendance qui étaient énormes à l’époque et en les assumant quoi qu’il arrive.

Donner voix et image à ces deux femmes c’est leur faire une place qu’elles n’ont jamais eue : la première. Alors que les maris sont décédés, alors que les enfants ont grandi et ont établi ailleurs leur nid, elles se retrouvent seules. Étrange gratitude. Les mettre en valeur c’est aussi nous faire réfléchir à la vie de nos propres grands-mères et à l’oreille que nous leur prêtons parfois trop peu.

Bien que parfois j’aie trouvé difficile de suivre et reconnaître les différents personnages et je n’aie pas basculé du côté du coup de coeur, j’ai trouvé ce roman graphique très doux et très intéressant dans ce qu’il nous dit de deux femmes qui ont eu des vies différentes et qui vivent la vieillesse chacune à sa façon. Deux femmes qui abordent le passé avec un regard différent. Deux femmes dans leur singularité, dont les propos sont transcrits avec, on le sent, une infinie affection. Petit plus en ce qui me concerne, ce livre aborde aussi deux jeunesse durant la guerre d’Espagne et sous le fascisme, car on a aussi tendance à oublier que nous sommes peu de générations à ne pas avoir connu la guerre de façon frontale, directe, à la porte du foyer. Entre caractère bien trempé et douceur, il est possible que chacun d’entre nous retrouve un peu de ses mamies. Une pensée s’envole et on se dit que, la prochaine fois (si cela est encore possible), on prendra le temps et on parlera.

Alors, toi mamie, c’était comment quand t’avais mon âge ? Et si tu étais née en même temps que moi, qu’aurais-tu aurais fait différemment ? Qu’aurais-tu fait de la même façon ? Et, tout simplement, est-ce que ça va ?

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Pas de chronique trouvée pour le moment.


 

Et vous, quel livre sur le dialogue intergénérationnel recommanderiez-vous ?

« S’enfuir : récit d’un otage » de Guy Delisle (Dargaud, 2016)

Cela faisait un long moment que j’avais envie d’enfin découvrir le travail de Guy Delisle et, après avoir hésité une éternité pour savoir lequel je dévorerais en premier, j’ai jeté mon dévolu sur celui-ci. Et je crois que j’ai bien fait car j’ai plus que jamais envie de poursuivre ma découverte de cet auteur.


Quatrième de couverture : « En 1997, alors qu’il est responsable d’une ONG médicale dans le Caucase, Christophe André a vu sa vie basculer du jour au lendemain après avoir été enlevé en pleine nuit et emmené, cagoule sur la tête, vers une destination inconnue. Guy Delisle l’a rencontré des années plus tard et a recueilli le récit de sa captivité – un enfer qui a duré 111 jours. Que peut-il se passer dans la tête d’un otage lorsque tout espoir de libération semble évanoui ? »


Les enlèvements de personnes en lien avec des ONG sur les terres en tension ou en guerre ne sont pas nouveaux et sont toujours d’actualité. Ce livre se concentre sur l’enlèvement de Christophe André, sur le déroulement de son enfermement comme sur l’impact que celui-ci a eu sur lui. L’espoir, toujours lui, n’est pas pour rien dans le fait que Christophe André ait réussi à tenir 111 jours coupé de tout. Mais il peut être à double tranchant, l’espoir déçu fait prendre le risque de devenir fou, de ne plus se battre.

L’attente. Interminable. Penser à autre chose, se concentrer sur des souvenirs, se recentrer sur des données fiables pour tenir et ne plus voir le temps défiler. Le temps, cette seule donnée à la fois connue et en même temps incertaine. Depuis combien de temps ? Ne pas perdre le fil des jours qui passent, rester conscient de la durée pour ne pas perdre notion de tout. Alors Christophe André va tout faire pour se souvenir de la date des jours, seule donnée qu’il peut encore maîtriser, pour réussir à se situer quelque part alors qu’il ne connaît ni la raison de son enlèvement, ni l’endroit où il se trouve, ni ce que ses ravisseurs ont prévu de faire de lui. La peur de la mort, de l’exécution. L’attente du sauvetage, de l’intervention de la France, durant plus d’une centaine de jours. Rien ne se passe. Les négociations, sans fin. La recherche du compromis. L’attente encore. Et l’occasion.

Guy Delisle retranscrit avec talent les doutes et les interrogations de Christophe André, en même temps que sa force et son courage. Et alors qu’une porte s’ouvre et que l’air touche à nouveau le corps et le visage, la nouvelle question qui se pose est : méfiance ou confiance ? Entre le récit d’une expérience qui dépasse le temps et les frontières et l’histoire d’un conflit que je connais peu (qu’il me faudrait connaître plus) : j’ai été conquise. On sent le long travail que ce livre a demandé, qui se dévoile avec franchise et respect.

Le succès et la réputation de ce roman graphique sont grandement mérités, ce fut une forte découverte et j’ai désormais hâte de découvrir plus encore cet auteur qui, pour ne pas me déplaire, s’est beaucoup intéressé à des questions historiques et géopolitiques, notamment en Asie. *Joie*

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : La bibliothèque de CélineAlibilivre • Bandes dessinées – le blogEchappéesAlex mot-à-motsBouquinbourgL’antre d’une curieuse grignoteuse  • Le goût des livresDes bulles d’air…Le Capharnaüm éclairéLe sentier des motsMademoiselle Maeve lit des livresAux Bouquins GarnisSin CityBookenstockLes lectures de CaroJulie lit au litLa bibliothèque de NouketteBdmétriqueComme dans un livreGirl kissed by fireBar à BD


 

Quel est l’immanquable de cet auteur, selon vous ?

❤ « Concerto pour main gauche » de Yann Damezin (La Boîte à Bulles, 2019)

Allez savoir comment, je suis complètement passée à côté de ce roman graphique lors de sa sortie en mars. J’ai donc profité de l’été pour me rattraper mais aussi et surtout pour découvrir un auteur que je vais suivre de très près. Une découverte qui me rappelle la claque que j’avais reçue en découvrant Park Kun-Woong grâce aux éditions Rue de l’échiquier. Vous le sentez venir, cette chronique sera plutôt très beaucoup positive.


Quatrième de couverture : « Inspiré par la biographie du pianiste autrichien Paul Wittgenstein, Concerto pour main gauche nous transporte dans un univers onirique et poétique, au cœur de la psyché de ce personnage tourmenté, mélancolique et complexe, que seule la musique semble apaiser.

Blessé lors de la Première Guerre mondiale, Paul Wittgenstein fut amputé du bras droit mais poursuivit une carrière de concertiste malgré ce handicap. La fortune laissé par son père lui permit de commander des œuvres pour la main gauche aux plus grands compositeurs de l’époque. Ainsi, c’est à sa demande que Maurice Ravel composa le célèbre Concerto pour la main gauche.

Un destin extraordinaire porté par l’élégance et la poésie du dessin de Yann Damezin. Un premier album magistral, entre David B. et Nancy Peña. »


Dès la première page, j’ai été très impressionnée par le travail graphique de Yann Damezin. Son trait devient une réelle incarnation de l’histoire dans les moindres détails, et dans les détails des détails. Ce coup de crayon singulier m’a littéralement fait tomber sous le charme de ce livre.

Nous découvrons et suivons la vie de Paul Wittgenstein (musicien que je ne connaissais pas) dans une adaptation libre qui respecte cependant les fondamentaux de ce que fut son parcours : la Première Guerre mondiale, une vie et une carrière bouleversée par la perte d’un bras, les amours brisés, la montée du fascisme, de l’antisémitisme et l’ambivalence d’un homme qui ne se positionna pas contre. La douleur et la perte on fait de Paul Wittgenstein un homme colérique et déterminé qui a le refus aussi facile que les exigences démesurées, passées à la loupe déformante de ses blessures. C’est ainsi qu’il restera connu dans l’univers international de la musique comme celui qui refusa sans grande délicatesse une création sur mesure composée par Maurice Ravel, ce fameux Concerto pour main gauche.

Dans une autre mesure il illustre, avec sa famille, la dernière génération d’une époque, le basculement dans une nouvelle ère qui commence par l’horreur d’une guerre qui enfile le manteau d’une idéologie mortifère. La négation des origines juives a été un axe intéressant, un choix qui aura donné l’impression d’une intégration plus aisée dans la haute société autrichienne mais qui ne fera pas le poids face à l’obsession des nazis sur la question.

Actes manqués, déchirures, mort d’un monde qui s’est construit sur plusieurs générations, violence de la guerre et blessures incurables, exil. Voilà ce que propose ce roman graphique aux illustrations à couper le souffle et qui ont déclenché chez moi un coup de cœur, en plus de l’histoire complexe d’un homme qui n’incarne ni un héros ni un antihéros. Un homme dans ses forces et ses faiblesses, souvent prisonnier de sa douleur, qui sera capable de reconnaître ses erreurs même si, je vous l’accorde, ce sera surtout dans son dernier hiver. Nous ne sommes pas sur un attachement aveugle au personnage principal, comme vous vous en doutez, mais sur ses questionnements qui se suivent et s’enchaînent, sur une lecture active, en somme. Et ça, ça me fait plaisir, certes, mais ça rend aussi et surtout un livre mémorable.

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Et vous, est-ce un personnage historique que vous connaissiez ?

❤ « Heimat : loin de mon pays » de Nora Krug (Gallimard BD, 2018)

Quel coup de cœur ! Quelle lecture ! Quel travail graphique et narratif ! Quelle édition ! Bref, je le redis : quel coup de cœur pour ce roman graphique de Nora Krug !


Quatrième de couverture : « Depuis longtemps, Nora Krug ressent que le simple fait d’être citoyenne allemande la relie à l’Holocauste, lui interdisant tout sentiment de fierté culturelle. Après douze ans passés aux États-Unis, et alors qu’un non-dit plane sur la participation de sa famille à la guerre, elle part à la recherche de la vérité…

Entre bande dessinée et album photo, une enquête intime stupéfiante au cœur de l’Allemagne nazie. »


J’ai été subjuguée par ce récit, son authenticité, sa justesse et son humanité. Il représente des millions de failles familiales d’après-guerre, quand les familles allemandes ont porté une responsabilité historique alors que la culpabilité ne revient qu’aux responsables et aux acteurs de la guerre et de l’idéologie nazie.

Je suis régulièrement surprise par cette responsabilité que l’on peut faire porter aux allemands, notamment les nouvelles générations, sans que l’on se pose la question de celles des français (ou autres) et sans que l’on se questionne vraiment sur celle qu’ils portent déjà. Avoir conscience d’un passé et être garants de sa non répétition ne veut pas dire en porter la responsabilité et la culpabilité. Ce n’est pas du tout pareil. (En revanche, chacun d’entre nous est responsable dans le présent.) Mais il arrive parfois que cette conscience ait besoin de réponses en lien avec l’implication de sa propre famille.

Ce récit montre avec une grand honnêteté les difficultés rencontrées à s’affirmer culturellement allemand quand le point Godwin n’est jamais loin et quand les raccourcis et les préjugés sont encore bien présents. Non, l’Allemagne ne se résume pas au nazisme. Nora Krug illustre avec talent ces moments où son origine vaut mieux d’être cachée. Mais, ce qu’il est important de mentionner, c’est l’humour de l’auteure. Si certains passages se doivent d’être sérieux, elle distille tout au long du récit un humour qui ne peut laisser insensible et qui accroche encore plus le lecteur au récit.

Dans la grande histoire, Nora Krug va chercher à connaître les rôles joués par les membres de sa famille. Un fantôme en particulier va réveiller ce besoin : un oncle mort au combat alors que sa vie commençait à peine. Le grand frère de son père que celui-ci n’a jamais connu. Qui était-il ? Dans quoi s’était-il engagé ? Et les grands-parents dans tout ça ? Et la famille avec qui les ponts ont été coupés ?

Un récit captivant et riche qui rappelle que les postures grises sont plus courantes que les blanches ou les noires. Un livre qui vient soigner des blessures plus larges, qui vient colmater des murs fissurés, qui apporte des réponses là où les silences étaient assourdissants, qui veut une réconciliation avec une histoire familiale sans fermer les yeux sur les responsabilités et les actes commis.

Je terminerai en faisant les louanges sur le travail graphique de ce livre. C’est absolument sublime : du dessin, de la photographies, du collage, des documents d’archives… Nous sommes dans un carnet de voyage en équilibre entre le passé et le présent. C’est à couper le souffle.

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Et vous, en avez-vous entendu parler et vous fait-il envie ?

« La morsure » de Fred Dewilde (Belin, 2018)

J’ai encore du mal à lire des livres sur les attentats récents. C’est la proximité dans le temps qui me secoue un peu trop fort je pense. C’est le fait de me souvenir concrètement, comme énormément de personnes, où j’étais et ce que je faisais en apprenant la nouvelle qui m’empêche peut-être une mise à distance nécessaire. Mais voyant ce roman graphique qui parle de l’après, je me suis laissée approcher.


Quatrième de couverture : « Un récit graphique personnel sur l’après-Bataclan.

Fred Dewilde est un homme de la résilience. Il a vécu de l’intérieur les attentats qui ont plongé la France dans un état de sidération. Quelques mois après l’attaque du Bataclan, il tente de renouer avec une vie familiale heureuse et légère. Cependant, l’annonce des attentats de Nice le replongent dans la peur mais aussi le refus de la haine.

C’est par le dessin de Fred Dewilde a choisi d’exprimer les échos et les mécanismes du traumatisme. Pour lui, et plus encore pour ses enfants, il raconte la douleur qui envahit les victimes de cette guerre d’un genre nouveau… Profondément blessé, il lutte contre le désir de vengeance. Chaque planche de cette bande dessinée donne à voir toute l’humanité d’un des survivants du terrorisme contemporain. »


Fred Dewilde nous propose son histoire, sa reconstruction après avoir été victime de l’attentat au Bataclan, sa vision du monde et de la société qui l’entoure, pour qui la peur n’est jamais loin. Quand l’impossible et l’horreur se produisent, comment ne pas imaginer le pire pour chaque lendemains ? Comment échapper au piège de la paranoïa ?

À l’occasion de vacances en famille il nous parle de ses angoisses, de son sommeil qui ne vient pas et, quand il finit par venir, n’est pas réparateur. Sa peur, il l’illustre comme une morsure qui laisse un venin noir, peu à peu, elle menace de se répandre à son corps entier. Cette peur qu’il a en lui mais qu’il essaye de contrôler ne peut rien face à la celle, collective, qui l’entoure dans le quotidien et qui est portée par d’autres gens.

Sept mois après le Bataclan, il y a Nice. Alors tout le travail de reconstruction tombe en miettes. Le cauchemard recommence. Obsédé par la mort et par la guerre, noyé sous des constats d’inhumanité, inquiet pour ses enfants et le monde qui s’offre à eux, le combat qui se présente est celui-ci : conserver sa propre humanité et rejeter les replis communautaires et identitaires, ne pas se faire piéger par la facilité de la vengeance aveugle. La dédicace à toutes les victimes de violences, où qu’elles soient, montre bien ce positionnement de l’auteur-témoin.

Le roman graphique m’a fait penser à un fanzine : dans un mélange d’intimité et d’un besoin urgent de mettre sur papier. Nécessaire.

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Et vous, souhaitez-vous partager le titre d’un livre sur ce sujet ?

❤ « Le journal d’Anne Frank » d’Ari Folman et David Polonsky (Calmann-Lévy, 2017)

Cela faisait un bon moment que je souhaitais découvrir ce roman graphique. L’occasion de me lancer m’a été donnée récemment et j’ai vraiment passé un excellent moment ! Ce livre mérite sans aucun doute les éloges qui lui ont été faits !


Quatrième de couverture  : « Ari Folman et David Polonsky, scénariste et illustrateur de Valse avec Bachir, ont réalisé cette adaptation en roman graphique du Journal d’Anne Frank.

Anne Frank est née le 12 juin 1929 à Francfort. Sa famille a émigré aux Pays-Bas en 1933. À Amsterdam, elle connaît une enfance heureuse jusqu’en 1942, malgré la guerre. Le 6 juillet 1942, les Frank s’installent clandestinement dans l’Annexe de l’immeuble du 263, Prinsengracht, où Anne écrit son journal. Le 4 août 1944, la famille est arrêtée vraisemblablement sur dénonciation. Déportée à Auschwitz, puis à Bergen-Belsen, Anne meurt du typhus en février ou mars 1945, peu après sa soeur Margot. »


Ari Folman explique que ce projet est né de la demande de la Fondation Anne Frank et qu’il a longtemps hésité à le réaliser. Le journal a tellement été adapté, Anne Frank est un tel symbole des victimes de la Shoah, notamment des enfants, que cette réflexion ne donne que plus de force à la démarche des auteurs : il y a un réel sérieux dans cette adaptation et du sens.

J’ai lu au collège ce journal et je dois avouer que je n’avais plus en mémoire les contenus en détail quand j’ai commencé à lire le roman graphique. Je pense que ça a été bénéfique car j’ai pu redécouvrir les mots de la jeune fille et sa façon de dire les choses. Nous suivons la famille Frank, en grande partie dans leur cachette avec notamment la famille van Daan, jusqu’à leur arrestation.

Le texte est respecté dans son contenu, les libertés prises concernent les dessins qui cependant traduisent bien le ton de la jeune fille. L’intégralité du texte n’a pas été adapté, seulement une partie représentative de l’ensemble et cela fonctionne magnifiquement bien. Nous sentons la difficulté de vivre enfermé, avec notamment l’obsession de la nourriture, mais la force du journal d’Anne Frank réside aussi dans sa personnalité. C’est une jeune fille qui se découvre et qui écrit avec une grande maturité. Elle a un caractère malicieux, moqueur, passionné et indépendant, elle ne se laisse pas faire et elle n’hésite pas à croquer les autres autant qu’elle entretien un regard critique sur elle-même. C’est un texte immensément sensible et cette réalisation graphique lui fait honneur. J’ai ri autant que j’ai été émue. Indéniablement, c’est un livre à mettre entre toutes les mains.

Que dire de plus si ce n’est avoir une pensée pour Miep Gies, une jeune femme qui a aidé la famille losquelle était dans l’Annexe et la personne qui a retrouvé le carnet après l’arrestation de ses habitants secrets. Aujourd’hui, les mots d’Anne Frank sont traduits dans plus de soixante-dix langues à travers le monde, elle est devenue un symbole mondial contre la barbarie.

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Et vous, une adaptation en particulier vous a-t-elle marqué ?

« Mandela et le Général » de John Carlin et Oriol Malet (Seuil-Delcourt, 2018)

Aujourd’hui nous fêtons à l’échelle du monde l’anniversaire des 100 ans de la naissance de Nelson Mandela, symbole de la paix pour l’Afrique du Sud et de la fin de l’apartheid. Difficile de passer à côté de ce jour de commémoration et j’ai souhaité le faire avec ce roman graphique qui se déroule à partir de 1990. Je n’ai malheureusement pas eu le temps de lire Lettres de prison, paru la semaine dernière et positionné en bonne place dans ma PAL estivale.


Quatrième de couverture : « Quand le rêve de démocratie de l’Afrique du Sud faillit s’achever dans le sang. John Carlin témoigne de ces semaines décisives au cours desquelles Mandela réussit à séduire le général et ses milices d’extrême-droite.

Constand Viljoen, général des armées sud-africaines pendant l’apartheid, prend la tête des milices d’extrême-droite à la veille des premières élections démocratiques du pays. Cinquante mille hommes constituent cette nouvelle armée boer en 1993. Ce sera l’un des plus grands défis que devra relever Nelson Mandela, qui, à force de patience et de charisme, réussira à éviter la guerre civile. »


La bande dessinée peut faire passer de grandes idées, c’est évident et cela se confirme avec cet ouvrage dont le scénariste, John Carlin, est particulièrement documenté. Il a d’ailleurs eu l’occasion de s’entretenir à plusieurs reprises avec Nelson Mandela mais également avec le Général Viljoen. Deux positionnements idéologiques et politiques bien éloignés qui ont malgré tout réussi à se rencontrer.

Le récit, de fiction comme l’ouvrage le précise dans ses dernières pages, se base cependant sur des faits réels et se déroule grâce aux propos du Général Viljoen. Ce positionnement est surprenant mais peu à peu nous comprenons et c’est une phrase attribuée à Nelson Mandela qui aide à la compréhension.

« Pour le battre, nous devons comprendre sa logique, nous mettre à sa place. »

C’est également ce que nous sommes forcés de faire lors de cette lecture qui nous fait cheminer dans les idées du Général et leurs évolutions. Convaincu de la supériorité blanche, son éducation l’a fort bien modelé, il va cependant peu à peu faire confiance à Nelson Mandela pour éviter un bain de sang à l’Afrique du Sud alors que son parti d’extrême droite n’attend qu’une chose : régler la question par les armes, quoi qu’il en coûte. Un parti d’extrême droite dont le drapeau et la haine rappellent des heures bien sombres… C’est une relation de recherche de compréhension et d’écoute qui va s’établir. Ce n’est pas une volonté de lutte martiale, mais de trouver un terrain d’entente qui devient vital.

Ce roman graphique est fort et factuel, il permet de comprendre une période historique complexe qui ne remonte pas plus loin qu’hier. En 1994 ont lieu les premières élections démocratiques ouvertes à tous.

L’ouvrage se termine sur quelques pages rétrospectives du travail journalistique de John Carlin, ainsi que sur des précisions documentaires bienvenues : j’apprécie toujours ces contenus supplémentaires. Un beau livre qu’il ne faut pas hésiter à mettre entre toutes les mains.

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Et vous, que vous inspire cet anniversaire ?

❤ « Dr Uriel » de Sento (La Boîte à bulles, 2018)

Paru le 6 juin 2018, ce roman graphique de pas moins de 432 pages m’a littéralement attirée ! Peu connaisseuse de l’histoire de la guerre d’Espagne, j’ai fait le choix de la découvrir à travers ce récit avant de poursuivre davantage mes recherches.


Quatrième de couverture : « Fraîchement diplômé de médecine, Pablo Uriel effectue son premier remplacement dans un petit village du nord de l’Espagne. Alors qu’il découvre les joies de son métier et d’une vie paisible à la campagne, un soulèvement nationaliste éclate. En juillet 1936, la bourgade de La Rioja, dans laquelle exerce Pablo, est assaillie par une unité franquiste. Le jeune homme est immédiatement fait prisonnier. Contraint de soigner les phalangistes durant le siège de Belchite, Pablo sera par la suite emprisonné par les républicains. Successivement condamné par les deux camps, le docteur Uriel devra, au milieu du champ de bataille, faire face à ses premiers cas de conscience et au-delà de ses convictions politiques, préserver son humanité.

Un brillant témoignage sur les désastres et les injustices de la guerre civile espagnole raconté par le gendre du docteur Uriel. »


Le dessin de Sento est absolument magnifique, tantôt rond, tantôt anguleux en fonction de la tension des scènes. Globalement réaliste, il met malgé tout un peu à distance la violence de la réalité pour nous livrer une histoire vraie qui reste visuellement supportable (mais je ne peux plus voir une seule mouche pendant encore quelques jours).

L’Espagne bascule dans une guerre civile qui va opposer les Républicains aux Franquistes. Ces derniers, aidés des milices phalangistes, arrêtent et exécutent de façon tout à fait sommaire les détracteurs politiques et adhérents aux idées républicaines. C’est ainsi que la famille Uriel est touchée avec la perte de l’un des frères de Pablo, personnage principal que nous allons suivre tout au long de ce récit. Un autre de ses frères et lui-même seront arrêtés et emprisonnés, sans l’ombre d’un procès ou d’un entretien. Rien. Juste emprisonnés, dans des lieux différents.

Tout juste sorti de ses études de médecine, Pablo Uriel adhère aux idées de la gauche espagnole, donc républicaine. Après sa première arrestation et sa libération grâce aux nombreuses démarches de sa famille et de celle d’un de ses amis de cellule, mobilisé sous le drapeau des nationalistes, il décide de rejoindre le front, cela lui permettant une désertion plus facile en cas de besoin pour rejoindre le camp des républicains. Pablo Uriel soignera les blessés quels qu’ils soient, militaires, civils, c’est là sa vocation au-delà des considérations politiques.

Les conditions d’exercice de la médecine seront plus effroyables que prévu et la situation de l’Espagne est toujours plus instable… Mais je vous laisse découvrir la suite de ce récit, qui suit un personnage très humain et qui montre bien que rien n’est noir ou blanc, que le gris est bien plus présent, qui fera passer avant tout ses convictions humanistes et non politiques (ce qui ne l’empêchera pas d’être sympathisant républicain).

« Pauvres gars… On les prépare à la guerre avec une formation raccourcie… à l’image de leur courte vie. Le lieutenant Blanco était un gamin. Ils disent eux-mêmes que leur première solde, c’est pour l’uniforme et la seconde, pour le linceul. Tragique prestige offert par la guerre à un jeune qui n’a pas vingt ans. »

Augmenté en fin d’ouvrage de nombeuses pages de reproduction d’archives, ce livre est un très bel objet qui ravira autant les collectionneurs que les novices dans le genre (ce qui est mon cas). Un roman graphique qui implique une immersion de plusieurs heures dans la guerre d’Espagne (1936-1939), une expérience facilitée par la beauté du dessin de Sento.

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Et vous, avez-vous des livres à recommander sur la guerre d’Espagne ?

« Simone Veil : l’Immortelle » de Pascal Bresson et Hervé Duphot (Marabulles, 2018)

Cela faisait un moment que j’attendais la sortie de ce roman graphique sur la vie de Simone Veil et je n’ai pas été déçue !


Quatrième de couverture : « Cet album est un vibrant hommage à Simone Veil, figure féministe populaire et discrète. Le récit s’attache aux temps forts de sa vie, de la loi pour l’IVG défendue à l’assemblée nationale, à son enfance à Nice avant d’être déportée avec sa famille.

Simone Jacob est née en 1927 à Nice. À 17 ans elle est déportée à Auschwitz, avec toute sa famille. Ses sœurs et elle reviendront du camp de concentration. Cette période l’a marquée à jamais. En 1946, elle épouse Antoine Veil. Magistrat, elle devient en 1974, ministre de la Santé de Valéry Giscard d’Estaing, chargée de défendre la loi sur l’IVG. En 1993, elle occupe à nouveau la fonction de ministre des Affaires sociales et de la Santé dans le gouvernement d’Édouard Balladur. Simone Veil a également été députée européenne et membre du Conseil constitutionnel. Elle était présidente d’honneur de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Cette femme de conviction s’est très peu confiée. Le grand public ne connaissait que sommairement son parcours de déportée. Elle a attendu d’avoir 80 ans pour écrire ses mémoires (Une Vie, Ed. Stock). Elle raconte que c’est une kapo,  sans doute une prostituée Polonaise, qui lui a sauvé la vie en lui disant : Tu es trop belle pour mourir ici…

Chez nous comme dans tant de familles juives françaises, la mort a frappé tôt et fort. »


Le récit est tressé entre 1974 et les débats devant l’Assemblée nationale concernant la loi pour la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse et le passé de Simone Veil, dans plusieurs camps de concentration et d’extermination nazis, Auschwitz-Birkenau et Bergen-Belsen. Nous voyons la dignité face aux réactions et affirmations outrancières et obscènes, nous voyons une société divisée confrontée au changement.

Les dessins sont très beaux, les ambiances et les couleurs changent en fonction des périodes et situations représentées, la compréhension des sauts dans le temps est ainsi très aisée, le récit fluide. On sent très vite le niveau de documentation de cet ouvrage et il ne s’agit pas d’un livre pensé comme posthume. Loin de là.

Pascal Bresson a en effet commencé ce travail il y a trois ans, se documentant un maximum sur la vie de Simone Veil pour être le plus juste dans ses propos et le plus fidèle à la réalité qui, parfois, n’a rien à envier à la plus terrible des fictions. Le décès de Simone Veil a donc été un véritable choc, et il aura fallu à l’auteur un peu de temps avant de reprendre ce travail de mémoire à la fois de la Shoah mais aussi de la loi Veil et des droits des femmes de disposer de leur corps.

Le résultat qui en découle est un ouvrage très intéressant, très beau, qui se savoure et qui nous emmène au coeurs de certains combats de cette femme courageuse et forte, de cette femme en effet immortelle.

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Et vous, est-ce un ouvrage qui vous fait envie ?

« Primo Levi » de Matteo Mastragostino et Alessandro Ranghiasci (Steinkis, 2017)

Les éditions Steinkis publient régulièrement des romans graphiques sur le thème de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. J’avais vu passer ce titre en septembre dernier sans me décider à l’acheter. Une collègue ma l’a remis en mémoire et, le croisant en librairie, je me suis dit pourquoi pas ?


Quatrième de couverture : « Vous savez, les enfants, quand j’avais votre âge, j’aimais beaucoup les chiffres… Mais je ne pouvais pas imaginer que j’allais en porter six sur le bras pendant toute ma vie.

Quelques mois avant sa mort, Primo Levi rencontre les élèves d’une école primaire de Turin, celle-là même qu’il a fréquentée enfant. Comme il l’a fait sa vie durant, il témoigne auprès d’eux de ce qu’il a vécu. Avec une douce fermeté, il leur parle de l’Holocauste, leur raconte comment il a réussi à survivre à l’enfer d’Auschwitz. Question après question, les élèves ouvrent les yeux sur cette terrible page de l’histoire du XXe siècle. »


Ce qui me faisait initialement hésiter était le contexte de l’histoire imaginé : une rencontre avec des élèves. Je suis toujours un peu frileuse quand l’imaginaire se mêle au témoignage. En parcourant ce livre et en lisant les intentions de l’auteur, mon point de vue a évolué. Si le témoignage dans une classe avec des élèves italiens n’est en effet pas réel, le témoignage en lui-même provient de nombreuses traces laissées par Primo Levi ainsi que par des personnes l’ayant connu. Le livre est donc bien porteur d’une mémoire documentée.

Si Primo Levi a fait partie d’un groupe de résistance (mal organisé, vite démantelé par la police fasciste) c’est surtout son expérience des camps qui marque le lecteur. Les dessins sont plus précis qu’il n’y paraît et ont une force incroyable. Nous sommes amenés à croiser quelques moments d’humanité dans un enfer sur terre, la lutte des déportés pour leur survie, pour conserver l’espoir de vivre un jour de plus, quand autour d’eux d’autres sont sélectionnés pour ne plus être.

L’espoir, c’est ce qui manquera à Primo Levi après la libération des camps et son retour au pays. Croire en demain n’est plus aussi naturel après avoir vécu Auschwitz. Croire en l’homme et en l’avancée du monde est devenu difficile.

Le récit est construit par un va-et-viens entre les souvenirs du protagoniste principal et les interventions des élèves qui le ramènent au présent, dans la classe. Ces réactions sont aussi des données importantes de l’histoire car les questions et remarques d’enfants expriment une incompréhension du processus génocidaire nazi. Comment leur reprocher de ne pas comprendre l’incompréhensible ? Cependant, il faut donner des réponses et faire comprendre un minimum les différentes situations rencontrées. Avoir une arme ne signifie pas automatiquement être capable d’appuyer sur la gachette pour se défendre, se rebeller n’est en aucun cas facile dans un camp d’extermination qui vous prive de toute force. Nous ne sommes pas dans un film d’action, nous sommes dans une réalité passée. Cette réalité était organisée et mise en oeuvre pour que la chance y ait le moins de place possible.

« Chaque jour qui passe, nous sommes de moins en moins nombreux à porter le poids de la mémoire d’Auschwitz. La douleur du souvenir ne s’atténue pas, c’est une blessure qui ne cicatrisera jamais. […] Aujourd’hui encore, ce que nous craignons le plus, c’est de ne pas être crus, que tout soit oublié. »

À travers les lignes c’est également l’acte de témoigner qui est exploré. Raconter le passé c’est aussi le revivre, c’est retourner dans ce que nous voudrions ne jamais avoir vécu. Témoigner est un acte difficile, que chaque témoin vit à sa façon mais qui n’est jamais anodin. Je trouve ce message important, car je ne supporte plus les élèves bayant aux corneilles, impassibles devant les rescapés, je ne supporte plus d’apprendre qu’un survivant n’a plus la force de témoigner devant des classes qui ne veulent rien entendre.

Ce roman graphique est un support fort pour aborder le sujet de la Shoah avec des adolescents, je le recommande chaudement !

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Et vous, un témoignage de la Shoah vous a-t-il marqué ?