« Les saveurs du béton » de Kei Lam (Steinkis, 2021)

Kei Lam est une autrice née à Hong-Kong dont la famille a émigré en France alors qu’elle avait 6 ans. C’est à Paris que le père, peintre, rêve de s’installer. C’est en banlieue, à La Noue, qu’ils vont acheter un appartement en HLM.

Quatrième de couverture : « Les Saveurs du béton nous amène en Seine-Saint-Denis. De chambres de bonne en appartements partagés avec d’autres immigrés chinois, Kei et ses parents finissent par passer de l’autre côté du périph’ et deviennent propriétaires d’un trois pièces à Bagnolet. Kei se voit alors confrontée à un nouveau monde, celui de la banlieue, alors même qu’elle entre au collège et, par conséquent, dans l’adolescence. Kei donne une fois encore la parole aux invisibles et explore le quotidien, les rêves et les ambitions de ces enfants d’immigrés ayant grandi en banlieue. Elle s’intéresse en parallèle aux grands ensembles et plus particulièrement au quartier de la Noue, où sa famille a résidé à Bagnolet.

Un récit fort sur l’intégration, mais aussi un point de vue différent sur les cités de banlieue. »

La première autofiction graphique de Kei Lam, Banana Girl – que je n’ai pas encore lue mais rendez-vous est pris – a été publiée en 2017. Une nouvelle fois, je vais faire les choses dans le désordre. Si ce premier travail se concentrait sur la construction d’une personnalité et d’une identité aux multiples influences culturelles, ce second album s’intéresse davantage à la vie dans une cité de la banlieue parisienne en même temps qu’au fait de grandir.

C’est à la fois drôle et réaliste, tendre et révolté tant face aux abus à l’encontre des familles qui y ont investi leurs – parfois maigres – économies, qu’à l’image systématiquement violente et dégradante que l’on veut absolument coller aux habitants de la cité. En parallèle, nous suivons la vie familiale et les années adolescentes de Kei.

La notion de construction de l’identité est également présente et j’ai aimé la façon qu’a Kei Lam de montrer le poids péjoratif de certains mots et expressions de la langue française liés à la Chine et aux Chinois. Des expressions qui, consciemment ou non, construisent une certaine vision d’une partie de la population. Et ce sont les préjugés racistes qui vont conduire à des crimes à l’encontre de personnes d’origine asiatique et vont créer une période d’insécurité, notamment à La Noue.

Autre exemple, Kei Lam nous invite à regarder l’évolution de la représentation des femmes chinoises ou d’origine chinoise dans la culture populaire. Les idées avancent mais ce n’est pas encore ça. J’ai également aimé cette recherche, ce besoin de connaître une histoire familiale qui a du mal à s’exprimer, étant très en demande moi-même sur ce sujet.

Les illustrations sont en noir et blanc et on a pourtant un sentiment de couleurs. Le dessin – que j’ai beaucoup apprécié – est faussement simple tant il est précis et transmet avec finesse les émotions des protagonistes et des instants, son approche parfois naïve terminant de m’émouvoir. Mention spéciale aux expressions de la jeune Kei qui ont fait renaître en moi des airs savoureux de crise d’adolescence heureusement révolue.

En faisant se rencontrer la jeune Kei avec celle qu’elle est aujourd’hui devenue, ce sont de nombreux questionnements que l’autrice fait émerger, en même temps qu’elle décrit son histoire et l’histoire d’un lieu. Une lecture touchante et qui modifiera sans aucun doute certains regards.

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Et vous, quelle oeuvre de la littérature urbaine conseillez-vous ?

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« Le petit Didier » de JoeyStarr (Robert Laffont, 2021) • Rentrée littéraire

Un petit pas de côté par rapport à mes lectures habituelles, ça vous dit ? Monté avant ma naissance, le groupe Suprême NTM se séparait à mon entrée au collège. Bon, du coup… j’ai tout loupé. Mais, appréciant le rap conscient français, je me ponce en boucle leur discographie depuis quelques mois et ne manque pas de savourer leur live au Zénith de 1998 – qui est monumental.

Quatrième de couverture : « J’ai l’impression d’avoir un soleil dans le ventre, mais il ne peut sortir.

Le petit Didier Morville grandit dans la cité Allende à Saint-Denis auprès d’un père autoritaire et mutique. Livré à lui-même, l’enfant observe le monde qui se transforme sous ses yeux et qui l’entoure. Avec les gamins de la cité, il joue, trompe l’ennui, dissimule ses escapades à son père. Sur une bicyclette volée ou dans les cages d’un terrain de foot, il fuit le triste quotidien et goûte à la liberté. En même temps, il continue de se retirer dans sa tanière, discret, caché. Des vents contraires l’animent, le menant parfois là où il ne voudrait pas aller…

Dans ce récit lucide et attachant de son enfance aux contours mouvants, en remontant aux origines, JoeyStarr révèle ce qui a construit son ardente personnalité. »

Mon intérêt est à la fois organique et distancié : je me plaît dans ce passé qui s’anime à mes yeux et à mes oreilles mais je ne suis pas une puriste. Je ne connais que peu de choses personnelles sur JoeyStarr et Kool Shen, je ne suis pas particulièrement curieuse à ce sujet, mais quand on me propose une autofiction sur une enfance dans les cités dont les tours sortent tout juste de terre je suis là.

Ce récit nous parle d’une période qui marquera indéniablement les paroles du titre culte Laisse pas traîner ton fils : « C’est ça que tu veux pour ton fils ? / C’est comme ça que tu veux qu’il grandisse ? / J’ai pas de conseil à donner, mais si tu veux pas qu’il glisse / Regarde-le, quand il te parle, écoute-le / Le laisse pas chercher ailleurs, l’amour qu’y devrait y’avoir dans tes yeux / […] Putain, c’est en me disant j’ai jamais demandé à t’avoir / C’est avec ces formules, trop saoulées, enfin faut croire / Que mon père a contribué à me lier avec la rue. »

Avant JoeyStarr il y a eu Didier Morville. Petit garçon qui vit seul avec son père – croyant sa mère décédée – et qui va quitter une maison grise et vétuste pour un appartement au rez-de-chaussée d’un nouvel immeuble, d’une nouvelle citée. Le quotidien de Didier est composé de beaucoup de solitude alors que son père s’absente souvent, de beaucoup de silences face à ce père taiseux et farouchement désintéressé. Le manque de considération qu’il subit chez lui, Didier va chercher à le compenser ailleurs, dehors. Evidemment.

Il est question de la honte de soi quand le parent n’apporte pas de soins, des difficultés scolaires et des techniques parentales aux antipodes de la philosophie Montessori, de l’éclosion d’un garçon discret auprès des copains et de la bienveillance des parents de ces derniers, des premières défonces à la colle et d’un patchwork de moments d’enfance qui impulsent ce que seront Didier à l’adolescence puis JoeyStarr à l’âge adulte.

Un saut dans le temps et l’espace pour la gamine que j’étais et qui, elle aussi, avait un 9 et un 3 sur son drapeau sans s’en rendre compte alors et sans savoir que vingt ans après en être partie on la renverrait, au détour d’une conversation anodine, à son statut de banlieusarde. Alors autant en être fière sans faire l’erreur de verser dans une vision romantique.

Malheureusement, il m’a manqué du style – notamment explosif – et, si j’ai apprécié la promenade dans les souvenirs du petit Didier, je ne peux que conclure sur le fait que ce livre s’adresse principalement aux amateur•trice•s de NTM plus qu’aux amateur•trice•s de littérature. JoeyStarr le dit lui-même, ce livre a été écrit avec l’aide d’un professionnel, il se positionne ainsi davantage en témoignage qu’en exercice de style.

Je termine sur ce titre de NTM qui figure parmi ceux que je préfère. Puissance et conscience d’un groupe qui marque encore aujourd’hui de son sceau une géographie à la fois locale et nationale, sans oublier les esprits, qu’ils soient amateurs ou détracteurs.

Un autre pas de côté est prévu pour la semaine prochaine, avec un autre type de personnalité. Mon antidépresseur préféré depuis de nombreuses années : Thomas VDB. Je vais d’ailleurs le rencontrer à l’occasion d’une dédicace de son premier roman – lui aussi autobiographique -, je suis un mélange de fébrilité et d’excitation depuis déjà plusieurs jours, ça promet.

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Et vous, team NTM ou pas ?

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👁 « Le livre des départs » de Velibor Čolić (Gallimard, 2020)

J’ai découvert Velibor Čolić il y a quelques temps avec son livre Les Bosniaques – difficilement soutenable mais nécessaire – et je me suis procuré plusieurs de ses romans immédiatement après. Une écriture dans laquelle l’humour est le dernier rempart pour ne pas sombrer. Né en Bosnie en 1964, fait prisionnier lors de la guerre, il parvient à s’enfuir et arrive en France en 1992.

Quatrième de couverture : « Je suis un migrant, un chien mille fois blessé qui sait explorer une ville. Je sors et je fais des cercles autour de mon immeuble. Je renifle les bars et les restaurants.

Velibor Čolić, à travers le récit de son propre exil, nous fait partager le sentiment de déréliction des migrants, et l’errance sans espoir de ceux qui ne trouveront jamais vraiment leur demeure. Il évoque avec ironie ses rapports avec les institutions, les administrations, les psychiatres, les écrivains, et bien sûr avec les femmes qui tiennent une grande place ici bien qu’elles aient plus souvent été source de désir ardent et frustré que de bonheur. Son récit est aussi un hommage à la langue française, à la fois déchirant et plein de fantaisie. »

Si ses considérations sur les femmes et ses histoires de coeur ne m’ont pas particulièrement emballée (je ne suis généralement pas bon public sur ce sujet) j’ai été sensible au reste de ce roman autofictionnel. Parce que Velibor Čolić a le don de me faire passer du rire aux larmes en un claquement de doigts et qu’au détour d’une anecdote c’est un vrai sujet social qu’il révèle.

J’ai retrouvé dans ce livre le Velibor Čolić qui m’a tant émue au cours de visionnages de conférences et de rencontres publiques (ce que je rêve de vivre un jour) : dans une vie d’équilibriste entre un passé traumatique et un présent étroit, dans un combat d’écriture et de langues, dans une force de vivre, malgré tout.

C’est assez difficile à expliquer mais si je ne partage rien des expériences de l’auteur (et j’en suis bien heureuse), je partage cependant son regard incisif – voire intransigeant – sur les faits et comportements qui l’agacent. Un regard qui sait aussi se faire tendre, souvent à l’encontre des oubliés et des invisibles. Il est souvent question de situations du quotidien d’un homme en exil qui regarde le pays d’accueil et ses travers et qui nous les fait voir de l’intérieur. Et je suis très très bon public quand je croise un compatriote de cet humour sarcastique. Alors, oui, j’ai ri, parfois très fort, de bon coeur mais aussi avec amertume.

Et il y a la douleur qui ne quitte pas l’auteur, une douleur liée à l’absence, à la frustration d’un quotidien insatisfaisant, une douleur qui rappelle que la guerre n’est pas complètement passée. Et ce dernier point est peut-être le passage qui m’a le plus brisé le coeur.

D’une vie faite de multiples départs, Velibor Čolić livre un récit singulier et infiniment émouvant écrit dans une langue inventive qui crie la liberté.

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Et vous, connaissez-vous cet auteur ?

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« Somnolences » de Chen Pei-hsiu (Actes Sud BD, 2021)

Première traduction en français de Chen Pei-hsiu, ce recueil d’instantanés de vies de femmes taïwanaises s’inscrit dans un courant ultra réaliste, sans fioritures. Des nouvelles graphiques qui montrent des situations, des moments, des questionnements en même temps que des aperçus de la société taïwanaise qui ont en commun la vie d’une femme.

Présentation : « Dix nouvelles, dix vies banales de femmes de Taipeï aujourd’hui.

L’autrice, qui a reçu pour ce livre en 2020, le prix de la meilleure bande dessinée taiwanaise, dépeint ces femmes, leurs habitudes, leur manies, leurs doutes et préoccupations. »

J’aime les sentiments qui se transmettent par les non-dits, les émotions cachées dans les espaces vides entre les mots. Dans le cadre des romans graphiques, les dessins qui se passent de mots, les scènes suspendues qui ne portent pas d’actions particulières. J’aime la contemplation, parce que la vie est aussi remplie de ces moments et de ces silences, de ces retenues, de ces vides qui peuvent aussi être source d’angoisses, de questionnements sur la vie comme de calme intérieur.

Ce recueil graphique ne plaira pas à tout le monde. Si vous cherchez des histoires avec des chutes, vous ne les trouverez pas ici. Si vous cherchez des anecdotes particulièrement marquantes pour chacune de ces dix histoires, vous ne les trouverez pas non plus. Si vous aimez les micro-histoires optimistes et feel-good, vous ne les trouverez pas.

Il s’agit davantage d’une déambulation dans dix vies à partir de souvenirs ou d’expériences de l’autrice que celle-ci prête à des personnages.

J’ai aimé le style graphique de Chen Pei-hsiu, au crayonné et à l’aquarelle, ses choix de couleurs dans des palettes froides mais tendres. J’ai également apprécié les scènes du quotidien dans lesquelles chacun·e peut se retrouver avec en plus une découverte de la culture Taïwanaise. C’est sincère et doux, avec parfois un peu d’amertume, ça a la saveur de la vie. Ces tranches de vies se lisent et se relisent avec plaisir et invitent à la réflexion et à l’introspection. Bonus : une belle place est faite aux chats, avis aux amateur·trice·s.

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Et vous, aimez-vous les histoires courtes et les tranches de vies ?

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« Canción » d’Eduardo Halfon (La Table ronde-Quai Voltaire, 2021)

Depuis que j’ai découvert Eduardo Halfon, je veux tout lire et une nouvelle publication en français est pour moi impossible à laisser passer. C’est avec beaucoup de plaisir que j’ai découvert ce nouveau texte dont l’écriture donne – comme à chaque fois – le sentiment de retrouver un ami qui a besoin de nous dire des choses.

Quatrième de couverture : « Par un matin glacial de janvier 1967, en pleine guerre civile du Guatemala, un commerçant juif et libanais est enlevé dans une ruelle de la capitale. Pourquoi ? Comment ? Par qui ? Un narrateur du nom d’Eduardo Halfon devra voyager au Japon, retourner à son enfance dans le Guatemala des années 1970 ainsi qu’au souvenir d’une mystérieuse rencontre dans un bar miteux – situé au coin d’un bâtiment circulaire – pour élucider les énigmes entourant la vie et l’enlèvement de cet homme, qui était aussi son grand-père.

Eduardo Halfon, dans ce nouveau livre, continue d’explorer les rouages de l’identité. En suivant à la trace son grand-père libanais, il entre avec lui dans l’histoire récente, brutale et complexe, de son pays natal, une histoire dans laquelle il s’avère toujours plus difficile de distinguer les victimes des bourreaux. »

Comme toujours, Eduardo Halfon imbrique les souvenirs et les périodes, donnant le sentiment de se perdre dans les ruelles escarpées de la mémoire, avançant, revenant sur ses pas, changeant soudainement de quartier avant de faire demi-tour, comme apprennant à se (nous) perdre pour mieux retrouver son histoire. Mais faites-lui confiance, il maîtrise parfaitement la carte et se fait, finalement, le guide d’une ville composée de souvenances.

En 1954, après des réformes importantes dans le pays, le Guatemala subit les stratégies géopolitiques (anti-communistes) des États-Unis et les intérêts personnels menacés du directeur de la CIA de l’époque. Résultat de l’opération : renversement du président élu, Jacobo Árbenz Guzmán, et instauration d’une junte militaire qui s’engagera – immédiatement et durant plusieurs mois – dans une purge extrêmement violente à l’encontre des soutiens de l’ancien président. Face à ce nouveaux gouvernement autoritaires et répressif à l’égard de l’opposition, suite à un nouveau coup d’État manqué pour reprendre le pouvoir, des groupes rebelles (majoritairement marxistes) vont se former, un conflit armé va éclater et durer nombreuses années (1960-1996).*

C’est dans ce contexte, en 1967, que le grand-père d’Eduardo Halfon va être enlevé en pleine rue par un groupe de guerilleros. L’épine dorsale du roman, le silence que l’auteur veut explorer. Comment ? Pourquoi ? Où ? Qui ?

L’auteur explore la frontière poreuse qui se situe entre le bien et le mal, les moyens utilisés pour porter et défendre une cause dont des hommes et des femmes vont – de différentes façons – payer le prix.

A partir de cet événement à la fois familial et politique à l’échelle du Guatemala, Eduardo Halfon emprunte des chemins de passage et interroge l’identité souvent accordée au singulier mais qui est composée d’expériences et d’origines plurielles. Il revient également sur les silences partagés dans de nombreuses familles frappées par l’histoire, par les blessures infligées qui se transmettent parfois sans mots mais avec force.

Ces silences familiaux à explorer comme composants de soi, comme compréhension postérieure de nos proches : faire revivre le passé et découvrir de nouveaux éléments donne le sentiment d’en apprendre encore sur les absents et, d’une certaine manière, les maintient près de nous. Une vie par delà la mort en quelque sorte, dans ce qu’ils continuent à nous apporter et à nous dévoiler de notre histoire personnelle.

Un hommage à un grand-père, au temps de l’enfance révolu mais ancré, et de façon plus générale, à tous les aïeux marqués dans leur chair et dans leur esprit par des temps et lieux troublés. Ces derniers ne manquent malheureusement pas, que se soit sur le planisphère comme sur la frise chronologique.

Un texte à nouveau passionnant qui confirme une fois de plus mon intérêt et mon admiration pour Eduardo Halfon, dont je ne résiste pas à la sensibilité et à l’humour.

*Ne connaissant à l’origine rien sur l’histoire du Guatemala, j’ai tenté une contextualisation qui, j’espère, sera fiable.

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Et vous, appréciez-vous les récits qui remontent le fil de l’histoire familiale ?

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❤ « Un enfant » de Thomas Bernhard (Gallimard, 1984 ; réed. 2016)

A l’occasion des 90 ans de la naissance de Thomas Bernhard (le 9 février 1931) et des 32 ans de sa disparition (le 12 février 1989), j’ai souhaité découvrir cet auteur décrit souvent comme l’enfant terrible des lettres autrichiennes. Ce fut une forte rencontre littéraire.

Quatrième de couverture : « Né discrètement en Hollande où sa mère va cacher un accouchement hors mariage, Thomas Bernhard est bientôt recueilli par ses grands-parents qui vivent à Vienne. La crise économique des années trente les force à s’établir dans un village aux environs de Salzbourg où l’enfant découvre avec ravissement la vie campagnarde. Le grand-père, vieil anarchiste, doit aller s’installer à Traunstein, en Bavière. Le jeune Thomas se familiarise avec le monde de la petite ville, commence à s’émanciper, fait l’école buissonnière et ses premières escapades à vélo. Il découvre aussi le national-socialisme et la guerre aérienne.

Le monde enchanté de l’enfance n’est pas celui pourtant du petit Thomas. Persécuté par ses maîtres, souffrant du complexe de l’immigré et du pauvre, il a plusieurs fois la tentation du suicide, tentation qui plus tard hantera aussi l’adolescent et le jeune homme. »

Je cherche, je cherche encore et je ne trouve pas un sujet qui ne m’a pas émue à la lecture de cette autofiction. Thomas Bernhard nous parle de son enfance avec un mélange de naïveté et de clairvoyance qui rend son personnage central, lui-même, extrêmement attachant. On a envie de protéger ce petit garçon : de l’école, du mépris des maîtres, des moqueries des camarades, du fantôme du père, du mal-être qui lui inspire des envies suicidaires, des punitions qui témoignent de l’éducation d’alors et d’un rapport complexe avec sa mère, de son époque.

S’engager dans la lecture de Thomas Bernhard c’est accepter de ne rien contrôler et d’approcher parfois un grand désespoir. Du moins, c’est comme cela que je l’ai vécu. Mais c’est aussi ressentir des sensations décrites avec une justesse impressionnante : je pense notamment à l’extase suivie de l’infinie détresse lors d’une excursion à vélo qui ouvre ce roman. Nous sommes à la fois sur un réalisme cru et un retour à l’enfance qui fait appel à l’infinité des possibles, l’amour inconditionnel, absolu et entier dont seuls sont capables les enfants. Un amour douloureux quand il est mal donné et/ou mal rendu.

Impossible de parler d’amour dans ce texte sans évoquer l’admiration et l’affection qu’a le petit Thomas pour son grand-père. Ce lien qui les unit est magnifiquement fort, les rendant complices au-delà des bêtises (dits crimes) même si le vieil homme ne parvient pas toujours à venir en aide à l’enfant. Le grand-père est celui qui ose dire à l’enfant, celui qui lève le rideau sur les choses quand les autres adultes veulent le laisser baisser, celui qui attire l’attention sur les petites choses de la vie, celui qui fait naître les questions sans forcément donner de réponses, celui qui éveille au monde un garçon qui n’y trouve pas sa place. Pour Thomas, son grand-père est sa seule sécurité.

L’auteur nous parle des amitiés fondatrices perdues, des différentes ruptures dans le temps de l’enfance, de ses traumatismes intimes, familiaux, sociaux, de sa solitude, de l’arrivée puis de l’ancrage du nazisme, de son mélange de peur et d’aversion pour le collectif, pour la masse qui peut être source du meilleur mais aussi du pire.

J’ai été très impressionnée à la fois par le style de Thomas Bernhard et par les souvenirs qu’il choisit de ressusciter, de faire revivre dans ces pages et qui ont fait vibrer quelque chose en moi. Ce petit Thomas, j’ai tant de fois voulu le prendre dans mes bras et lui dire que tout ira bien, qu’on ne lui fera plus de mal. Et pourtant ce n’est jamais larmoyant, loin de là. Vous entendrez à nouveau parler de cet auteur sur le blog, L’origine est déjà en attente de lecture sur ma table de nuit et j’ai hâte de pouvoir découvrir Les Mange-pas-cher ainsi que Place des Héros.

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Papillon par mots et par vont

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