« Le laboureur des eaux » de Hoda Barakat (Actes Sud, 2001 ; Babel, 2003)

Le moins que l’on puisse dire c’est que ce roman m’a donné du fil à retordre. Si j’ai perçu le potentiel de son rythme, de sa langue et des voyages qu’il nous propose, je suis malheureusement restée en retrait sur tout une partie. Mêlant souvenirs familiaux, souvenirs d’un amour perdu et survie dans les ruines de Beyrouth, chacune de ces parties possède une ambiance distincte qui séduit, ou pas.

Quatrième de couverture : « Comme son père et son grand-père, Nicolas est un commerçant aisé du centre-ville de Beyrouth, où il possède un magasin d’étoffes renommé. Durant la guerre civile, il perd ses parents et sa maîtresse, Chamsa, la jeune et belle servante d’origine kurde. Puis le feu ravage le magasin familial, en préservant toutefois le sous-sol qui sert de dépôt. Nicolas s’y réfugie un jour et décide d’y vivre, au milieu de ses somptueuses soieries dont il connaît l’histoire et les variétés comme personne. A travers ces étoffes, il se remémore les deux femmes de sa vie : sa mère, fantasque et infidèle, et Chamsa, digne descendante d’un peuple insoumis, avec laquelle il aurait pu échapper à son sinistre destin… »

Si j’ai été absorbée par les passages faisant revivre des souvenirs familiaux – que je trouve plus sensibles à la mémoire du père que de la mère, finalement – ainsi par ceux consacrés à la vie dans les ruines d’un monde en guerre, j’ai été totalement distante de l’histoire d’amour vécue avec Chamsa et qui ébranlera de façon durable Nicolas, le narrateur. Rien à faire, ça n’a pas pris et j’ai même parfois sombré dans un ennui profond. Et pourtant, ces passages sont riches et érudits et nous content, presque à la façon des Mille et une nuits, l’histoire des tissus, de l’art des tisserands et de leur histoire mondiale. Chaque nuit, Nicolas repousse l’histoire que Chamsa attend. Chaque soir il repousse cette histoire pour retenir un peu plus la jeune femme auprès de lui, pour s’assurer qu’elle reviendra une nuit de plus. J’ai apprécié les histoires contées par Nicolas mais la densité des anecdotes donnent parfois le tournis et demandent peut-être quelques connaissances sur l’histoire ancienne et ses protagonistes.

Ce que j’ai trouvé remarquable à travers l’histoire des tissus articulée par Nicolas c’est l’impact qu’ils ont eu dans la construction du monde, dans les échanges, dans les appropriations ainsi que la place qu’ils ont aujourd’hui, dans notre monde de la fast fashion. J’ai également apprécié le regard porté sur la construction d’une unicité des corps imposée par l’unicité des vêtements. Qui ne s’est jamais senti exclu des coupes de prêt-à-porter ? Vu ma morphologie (grande et plutôt plantureuse), c’est pour moi une exclusion presque systématique. Le tissage de ces temps immémoriaux mène au présent, même si je n’ai pas saisi tout ce qui se réfère au pouvoir de la soie tel qu’il est décrit ici (j’ai donc manqué une part du récit).

En alternance se construit une histoire familiale composée d’une mère extravagante et imprévisible et d’un père amoureux inconditionnel de cette femme pourtant parfois difficile à aimer, d’un père passionné par son métier qui n’était pas simplement vendeur de tissus. Une fresque familiale construite aussi sur les malédictions du Liban, sans cesse détruit et reconstruit.

Enfin, le narrateur nous parle de la survie au présent, dans les gravats de la ville, dans les ruines de la boutique familiale et au cœur des tissus qu’elle protège encore. Un lieu qui se fait à la fois héritage, cocon protecteur, témoin et testament. Nicolas parcourt la ville et nous la fait parcourir, se perdant et nous perdant en même temps dans les ruelles, s’aventurant aux frontières des lieux vifs de conflit et brouillés par le bruit des armes, tâtonnant dans les sous-sols et face au passé des lieux construits en multiples couches sur lesquelles les vivants marchaient il y a encore peu, sans y penser.

Un roman aux multiples dimensions géographiques, historiques, humaines et mémorielles, mais un roman qui me laisse partagée et qui m’a demandé un effort particulier de concentration face à la densité d’informations et au style littéraire très travaillé qui m’a parfois été contraignant.

Fin 2019, j’avais lu le recueil de nouvelles Courrier de nuit de Hoda Barakat et j’en étais également sortie partagée à tel point que je n’avais pas réussi à le chroniquer (et pourtant je me souviens de très bonnes nouvelles). Cette seconde rencontre confirme que, si je trouve de réelles qualités à la littérature de Hoda Barakat, son univers et son style ne sont pas ceux qui me correspondent le mieux. Je ne ferme pas la porte à une potentielle nouvelle lecture de l’œuvre de cette autrice, mais ce ne sera pas pour tout de suite.

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Pas de chroniques trouvées pour le moment.

Et vous, quel·le auteur·trice vous a laissé (à regret) plusieurs fois un sentiment partagé ?

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« Mon père couleur de nuit » de Carl Friedman (Folio Gallimard, 2003)

Ce roman avait, jusqu’à présent, échappé à mon radar et pourtant il est recommandé en lecture scolaire, édité également dans la collection Étonnant classiques chez Flammarion. Positionné du point de vue d’une enfant, et vous savez probablement que j’ai un faible pour ce procédé narratif, je n’ai pu résister et je vous le conseille dès à présent.

Quatrième de couverture : « Le père d’Hannah est un survivant des camps de concentration. Il fait partager chaque jour à sa famille sa souffrance et les atrocités qu’il a vécues : les baraquements, la faim, les tortures, les maladies, le travail forcé… Peu à peu, cet univers de mort et de douleur s’empare de la vie de la jeune Hannah qui tente de dire l’indicible avec ses mots d’enfant, légers comme des bulles.

Hannah parviendra-t-elle à arracher son père à la nuit de ses souvenirs ? La tendresse et l’innocence pourront-elles le sauver de la barbarie et le ramener à la vie ?

Un roman d’une force étonnante. »

Publié à la fois chez Gallimard, pour un public adulte, et chez Flammarion, pour une lecture en classe de 3ème, je pense qu’il est effectivement adapté à une lecture à partir de 15 ans. Si certains chapitres peuvent peut-être se lire avant cet âge, la plupart demandent une certaine matûrité ainsi que des connaissances sur la Seconde Guerre mondiale, la déportation et les camps. Mais l’une de ses forces se situe dans le fait que sans avoir des connaissances exhaustives il replace des moments, des situations marquantes qui témoignent de la vie dans les camps. Une œuvre littéraire qui se positionne très bien comme outil pédagogique mais aussi comme roman de sensibilisation et de mémoire pour les publics qui ne sont plus sur les bancs de l’école. Et ça, c’est déjà un point très positif !

Une enfant nous parle de son père, Jochel, qui a le camp. Avec ses deux frères et sa mère, elle reçoit au quotidien le témoignage d’un père qui a connu la déportation et dont les souvenirs débordent, ont besoin d’être exprimés. Si les enfants comprennent plus de choses qu’on ne peut le penser, comment comprendre ce qui est parfois indicible ? La beauté de ce texte réside dans ce qu’il transmet au lecteur et dans l’imagination des enfants à tordre le sens en essayant de se représenter ce qu’ils n’arrivent pas à saisir (et à ne rien oublier pour, un jour, comprendre complètement en remettant toutes les pièces du puzzle à leur place).

Positionné dans les années 60 (le procès Eichmann se déroule au cours du récit), après des années de silence sur la Shoah dans les sociétés européennes, la parole se libère au sein du foyer familial, quand il est possible de dire.

Chaque chapitre se concentre sur un moment de vie quotidienne au cours duquel Jochel va se livrer à sa famille. Deux à trois pages maximum à chaque fois, pour un ensemble de souvenirs qui relate à la fois la vie d’un père et la vie de la famille qui se construit, dans un passé-présent, car il n’est pas toujours facile pour les enfants de faire face aux souvenirs qui leur sont confiés.

En liant les souvenirs traumatiques d’un père et l’innocence de sa fille, Carl Friedman mêle le poids de l’histoire qui ne doit être oubliée et l’espoir dans les futures générations. Elle nous parle aussi de la responsabilité de chacun à être gardien de la mémoire : familiale mais aussi de l’humanité.

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Le coin lecture d’Arsène


Et vous, connaissiez-vous ce livre ?

 

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« Le jour de la cavalerie » d’Hubert Mingarelli (Points, 2003)

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Un jour avec un petit coup de mou ? J’opte pour du Hubert Mingarelli, car il a le pouvoir de me faire sentir chez moi au creux de ses mots. Et cette phrase, cette impression, je ne suis pas près de les conjuguer au passé.

Quatrième de couverture : « Une ferme, quelque part dans le Sud des États-Unis. Une journée torride. Samuel s’occupe de la vieille, paralysée dans son fauteuil, muette. À Samuel de faire les questions et les réponses, de meubler de ses rêves une journée entière. Seules deux personnes passeront entre le lever et le coucher du soleil : Chester, qui ferait bien une partie de chasse, et Homer, qui raconte la mer, les bateaux… »

Publié une première fois, en 1995, aux éditions Seuil jeunesse, ce court roman au temps suspendu a été réédité chez Points en 2003, cette fois-ci à l’adresse d’un public adulte. C’est un détail éditorial qui m’a surprise, n’ayant pas l’impression que ce soit courant. A la lecture, j’ai compris ce choix même si le texte peut sans problème s’adresser à des adolescents.

Samuel semble être un jeune homme plein de compassion et de colère. De la compassion pour une vieille femme qui ne peut ni se déplacer ni parler, dont il s’occupe au quotidien, l’accompagnant dans ses besoins mais, aussi, la distrayant avec de petits jeux d’acteur et des conversations dans lesquelles il habite leurs deux rôles. De la colère pour le vieux, qui fait peur, qui file des dérouillées aux vapeurs d’alcool, qui écrase et étouffe la maison et les rêves qu’elle abrite.

Car il est question de cela, de rêves pour vivre mieux, pour s’épanouir et améliorer sa situation, pour peut-être, un jour, voir un ailleurs. Ces rêves qui enthousiasment et peuvent éclairer une journée de tous leurs possibles, puis qui affrontent le crépuscule.

Dans un court roman, Hubert Mingarelli nous parle de la violence domestique, de l’enfermement dans une vie trop étroite, de l’enfermement dans un corps qui ne répond plus, de la construction d’une virilité qui repose sur des comportements attendus, de la confrontation à la réussite des autres qui reflète sa propre situation, du manque d’ailleurs, de la solitude. Un roman qui se lit sur les lignes et entre elles, un instant volé au quotidien de personnages coincés dans un cycle sans fin.

Peut-être que demain les choses changeront. Peut-être…

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Pas de chronique trouvée pour le moment.


 

Et vous, quel roman pour la jeunesse auriez-vous plus vu pour adulte et inversement ?

Est-ce que la frontière entre les deux n’est-elle pas parfois poreuse, finalement ?

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❤ 👁 « Quatre soldats » d’Hubert Mingarelli (Seuil, 2003 ; Points, 2004)

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Cet article a été publié une première fois le 9 juillet 2018. Ce fut le livre du coup de cœur, celui qui m’a convaincue que nos chemins continueraient à se croiser pendant longtemps.

J’ai découvert Hubert Mingarelli avec Un repas en hiver et, très rapidement, j’ai eu envie de le retrouver avec un autre roman. C’est chose faite et j’en redemande encore !

Quatrième de couverture : « Voici une longue nouvelle comme aurait pu en rêver Hemingway, où les circonstances comptent moins que le désarroi moral, les tâtonnements, les dialogues de ces quatre soldats en perdition, issus de l’Armée rouge, qui sortent d’une forêt où ils viennent de passer un hiver terrible, pendant l’année 1919.

Il y a la beauté des scènes muettes : réquisitions dans les villages, baignades dans un étang, embuscade. Il y a ce gamin, enrôlé volontaire, dont la présence irradie les quatre hommes car il est, semble-t-il, le seul à savoir écrire. Mais le ciel est sans fin et rien ne sera sauvé. »

Je ne connais encore rien à la révolution russe mais cela n’a en rien impacté la lecture de ce roman dans le sens où cela aurait pu être des soldats d’autres conflits (si tant est que ce soit dans des espaces où la température descend très bas). Nous suivons quatre hommes : Pavel, Sifra, Kyabine et Bénia, le narrateur. Ils sont tous différents, ils ont leur caractère, leurs qualités et leurs défauts, mais c’est leur complémentarité et leur compagnie qui est lue ici. Ils ont besoin d’être ensemble pour se distancier de la réalité, de l’horreur de la guerre. Ils se sont trouvés car ils étaient seuls dans la peur, redoutaient les remous qui secouent au sein même d’une compagnie. Survivre dans la guerre, c’est aussi pouvoir se reposer sur des êtres qui vous empêchent de devenir fou.

Après un hiver glacial qui fut nombre de morts, les quatre soldats attendent dans un campement. Ils découvrent alors un étang qui leur donnera un sentiment de presque normalité, dans un conflit où la norme est de ne pas savoir ce que nous serons demain. Les plaisirs simples deviennent précieux et l’amitié presque abusive parfois est un gage de survie : je ne suis pas seul, je ne suis plus seul, je ne serai plus seul.

Un jeune garçon engagé volontaire vient modifier le rythme du quatuor. Ce garçon écrit beaucoup dans son carnet, il note tout ce qu’il voit. Par l’écriture, les quatre soldats réalisent que ce sont des lignes de vie. S’ils meurent dans un champ, suite à l’explosion d’un obus, quelque chose restera d’eux dans ce carnet et ils vivront encore un peu. Il y a alors une urgence d’écrire, le jeune Evdokim prend une importance singulière.

Mais l’ordre est donné de démonter le campement pour partir. L’adieu à l’étang, la route vers l’inconnu synonyme de danger, les soldats reprennent la route, mais pour quelle destination ?

« Il le savait bien, Kyabine, ça aussi, qu’on allait continuer comme avant, il la connaissait la réponse. Nous lui avons quand même fait signe qu’évidemment rien ne changeait pour nous quatre, qu’est-ce qu’il allait s’imaginer, bien sûr qu’on allait rester ensemble. Il a acquiescé. »

Ce roman questionne les rapports humains en temps de guerre, l’humanité que l’on garde, que l’on essaie de conserver pour ne pas perdre l’esprit et pour survivre. Le fait que l’homme, peut être, n’est pas fait pour le combat, que la guerre le rend fou peu importe l’issue du combat, que les morts le hantent à vie.

Une lecture magnifique, qui fait sourire autant qu’elle fait pleurer. Nous espérons avec les personnages car nous nous attachons à eux. Prix Médicis 2003, c’est indéniablement un livre magnifiquement écrit et porteur d’une grande humanité, que je ne manquerai pas de recommander ! Attention : coup de cœur !

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Fragments de lecture… • Le blog de Philo • La Critiquante


 

Et vous, aimez-vous cet auteur ou avez-vous envie de le découvrir ?