❤ « Sourvilo » d’Olga Lavrentieva (Actes Sud BD, 2020)

Traduit du russe par Polina Petrouchina

Après avoir découvert avec forte émotion Requiem d’Anna Akhmatova, ce roman roman graphique se positionne un peu comme un écho au recueil de poésie. Nous sommes plongés dans la terreur stalinienne, confrontés aux arrestations arbitraires, aux disparitions et aux familles, celles et ceux qui restent et son laissé·e·s dans l’ignorance.

Quatrième de couverture : « En Russie, les grand-mères sont la mémoire vivante de l’histoire tragique de leur pays. Svetlana Alexievitch raconte d’ailleurs qu’enfant, sa grand-mère lui avait appris à écouter ce qu’on avait pas le droit de dire.

Valentina Sourvilo, 94 ans, se raconte à sa petite fille : une enfance heureuse à Leningrad, brutalement interrompue par l’arrestation de son père, en 1937. Puis viennent l’assignation à résidence à la campagne, la mort de sa mère, et le retour dans sa ville natale, qui va être assiégée pendant plus de deux ans. C’est le tristement célèbre Siège de Leningrad. La faim, le froid, la peur, les bombardements et les fusillades, la trahison des amis mais, aussi, parfois, la surprise d’une main tendue… À travers le témoignage exceptionnel de sa grand-mère Valentina, c’est le destin de tout un pays que nous raconte Olga Lavrentieva, qui, grâce à une maîtrise stupéfiante, donne ses lettres de noblesse au roman graphique russe. »

C’est en donnant la parole à sa grand-mère qu’Olga Lavrentieva dévoile tout une partie de l’histoire russe. Un partie des victimes de la Grande Terreur instaurée par Staline concernera des personnes d’origine polonaise. Ce sera le cas du père de Valentina Sourvilo. Arrêté sur de fausses accusations, la famille est expulsée de son logement et est envoyée dans une région éloignée de Leningrad.

De cet évènement à l’époque contemporaine, Valentina esquisse presque un siècle d’histoire russe en montrant l’injustice d’un système qui l’a malmenée de longues années. Elle dit aussi cette peur qui s’est inscrite en elle et qui ne l’a jamais quittée. Une peur née de l’arrestation de son père, de la perte de sa mère, de la guerre et du siège de Leningrad, des malheurs qui l’ont longuement accablée.

Je me suis laissée entraîner dans les soubresauts de cette histoire dans l’histoire, séduite par un scénario efficace et un témoignage profondément touchant. Un livre qui peut être lu en regard de la poésie d’Anna Akmatova, qui dit l’attente, le silence, le coeur qui meurt de chagrin, la douleur du temps qui passe sans nouvelles des proches, l’entière incertitude des lendemains. En complément de ces deux ouvrages, je me suis offert Envers et contre tout d’Euphrosinia Kersnovskaïa.

Ce livre est le premier d’Olga Lavrentieva qui soit traduit en français et j’ai hâte de pouvoir découvrir d’autres des œuvres.

Cette lecture a été faite dans le cadre du challenge #autricesdumonde de janvier, organisé par Claire de Des pages et des lettres.

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Et vous, appréciez-vous l’histoire dessinée ?

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❤ « Requiem » d’Anna Akhmatova (Interférences, 2005)

Traduit du russe et illustré par Sophie Benech

Anna Akhmatova (1889-1966) a connu les répressions politiques en URSS de l’époque stalinienne. Elle prouve la force de la poésie pour dire la douleur et l’épuisement, pour dire aussi la colère et la détermination – en particulier des femmes – sans oublier la volonté de faire lumière et de rendre ainsi un peu justice aux victimes.

Quatrième de couverture : « En Russie, à la fin des années trente, parmi les millions d’innocents arrêtés qui disparaissent dans les cachots et dans les camps, il y a le fils d’Anna Akhmatova, un des grands poètes russes du siècle. Elle compose alors des poèmes qu’elle n’ose même pas confier au papier : des amis sûrs les apprennent par cœur et, pendant des années, se les récitent régulièrement pour ne pas les oublier.

En évoquant sa tragédie personnelle, Akhmatova parle au nom de toutes les victimes, et aussi de toutes les femmes qui, comme elle, ont fait la queue pendant des semaines et des mois devant les prisons. Ses vers formés des pauvres mots recueillis sur leurs lèvres, comptent parmi les plus poignants de la littérature russe.

Les dizaines de millions de voix étouffées et brisées qui, grâce à elle, traversent l’espace et le temps pour parvenir jusqu’à nous, résonneront encore longtemps dans la mémoire de la Russie. »

Durant la terreur stalinienne, le premier mari d’Anna Akhmatova a été exécuté, son fils a été arrêté et longuement emprisonné à plusieurs reprises, son troisième mari fut envoyé dans un camp où il mourut. Elle fut écartée de la vie littéraire et personnellement menacée. Ses textes ne pouvaient être conservés pour des questions de sécurité, ce furent donc ses amis qui les apprirent et les retinrent jusqu’au jour où ils purent être couchés sur papier.

Ici, Anna Akhmatova dit avec force l’injustice de l’enlèvement de proches, la difficulté de ne pouvoir avoir de nouvelles, le cruel mutisme de la prison, la folie que peut créer en soi la disparition d’un être aimé. Elle dit le bruit des bottes, les cliquetis des serrures des cellules, les cris des femmes et des mères qui attendent face à la prison.

Il faut lire ces poèmes pour nous souvenir et rendre hommage à ces femmes qui ont attendu, pleuré et défendu leurs maris, leurs fils, leurs frères, leurs pères. Des femmes courageuses mais piétinées par un pouvoir totalitaire et paranoïaque. Il faut lire ces poèmes pour nous souvenir et rendre hommage aux millions de personnes innocentes qui furent arrêtées, emprisonnées et envoyées en Sibérie.

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Et vous, quel livre sur la terreur stalinienne conseillez-vous ?

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👁 ❤ « L’aurore » de Selahattin Demirtaş (Points, 2019 ; réed. 2021)

Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes.

Je me doutais que ce recueil me plairait mais je ne pensais pas être aussi touchée, aussi secouée, aussi percutée. Dès la fin de ma lecture j’ai commandé à mes libraires le second recueil de l’auteur : Et tournera la roue. Je le commence alors que cet article paraît, je vous en parlerai donc sous peu.

Deux recueils écrits en prison par un homme, Selahattin Demirtaş, qui y est encore coupé du monde et risque une peine absurdement longue pour des chefs d’accusation fallacieux qui arrangent les intérêts du pouvoir en place.

Quatrième de couverture : « Des rêves piétinés de Seher aux yeux noirs de Berfin, de Nazo qui fait des ménages à Mina, la petite sirène engloutie, toutes ces femmes, qu’elles soient mères, adolescentes ou filles, affirment leur liberté à tout prix. Selahattin Demirtaş livre ici un récit à la fois tragique et plein d’espoir sur la Turquie contemporaine.

Selahattin Demirtaş est un Kurde de Turquie. Il est incarcéré depuis le 4 novembre 2016 en Turquie et encourt une peine de 183 ans. Entre 2014 et 2018, il a été le leader incontesté du HDP (Parti démocratique des Peuples), un parti d’opposition progressiste pro-kurde et féministe dont il reste un activiste important depuis sa cellule. En prison, il est devenu écrivain notamment avec L’Aurore, traduit dans une douzaine de langues. Il est nommé pour le prix Nobel de la paix en 2019. »

Treize nouvelles pour dire la situation des femmes en Turquie, pour dire la situation de la population sous le régime de Recep Tayyip Erdoğan. Un régime autoritaire qui verse donc dans les crises paranoïaques. Résultat : des actes extrêmement oppressifs et violents ainsi que des emprisonnements et des jugements arbitraires.

Lire Selahattin Demirtaş c’est comprendre les tensions qui habitent la Turquie d’aujourd’hui, qu’elles traversent des vies personnelles ou la vie globale du pays. L’auteur nous montre les victimes des systèmes : institutionnels, économiques, familiaux. Il nous montre aussi la résistance, le courage, la détermination comme des souffles d’espoir. Inutile de dire que Selahattin Demirtaş publie des textes courageux dans ce qu’ils montrent et dans le fait qu’ils n’allègeront pas les charges retenues contre lui par le régime.

Chaque nouvelle a de quoi glacer le sang ou marquer les esprits et je garde avec moi certains personnages qui les habitent. Comme la jeune Seher, victime parmi les victimes. Les textes sont courts et impactent par la surprise des situations qu’ils dépeignent, je ne souhaite donc pas développer davantage mon commentaire.

N’attendez plus et découvrez Selahattin Demirtaş. Emprisonné pour que sa voix ne puisse plus porter et qu’elle s’éteigne. L’une des résistances possibles de notre part à l’oppression du régime turque sur ses opposants, en tant que communauté civile étrangère, est de la découvrir et de la partager.

Note : Le journal Le Monde vient de faire paraître un hors-série sur la Turquie qui a l’air passionnant. Je vais faire en sorte de le lire pour alimenter plus concrètement – si c’est pertinent – ma prochaine chronique sur le sujet.

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Et vous, quelle littérature turque s’opposant au régime en place conseillez-vous ?

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❤ « Que sur toi se lamente le Tigre » d’Emilienne Malfatto (Elyzad, 2020)

Tout début 2021 j’ai lu un roman pour lequel j’ai été incapable de trouver les mots. Alors, quand ça ne veut pas, je ne force pas. Les mots viendront quand ils seront prêts. C’est à l’occasion du visionnage du reportage En Irak, le combat des femmes pour leur liberté, réalisé par Lucile Wassermann et Jack Hewson et diffusé sur France 24, que j’ai senti qu’il était temps de secouer mon lexique interne pour faire jaillir ces fameux mots.

Quatrième de couverture : « Dans l’Irak rural d’aujourd’hui, sur les rives du Tigre, une jeune fille franchit l’interdit absolu : hors mariage, une relation amoureuse, comme un élan de vie. Le garçon meurt sous les bombes, la jeune fille est enceinte : son destin est scellé. Alors que la mécanique implacable s’ébranle, les membres de la famille se déploient en une ronde d’ombres muettes sous le regard tutélaire de Gilgamesh, héros mésopotamien porteur de la mémoire du pays et des hommes.

Inspirée par les réalités complexes de l’Irak qu’elle connaît bien, Emilienne Malfatto nous fait pénétrer avec subtilité dans une société fermée, régentée par l’autorité masculine et le code de l’honneur. Un premier roman fulgurant, à l’intensité d’une tragédie antique. »

C’est l’histoire d’une femme et d’un homme qui s’aiment. C’est l’histoire de l’homme tué à la guerre et de la femme qui découvre sa grossesse. C’est une histoire d’honneur aussi absurde que réaliste dans laquelle la famille envisage le crime pour laver la honte. Mais quelle honte ?

En alternant les points de vues nous découvrons des positions qui ont soif de violence, d’autres qui déplorent la situation à venir mais, que voulez-vous, c’est comme ça… d’autres ne comprennent pas mais ne voient pas les alternatives. Des voix qui décrivent un tragédie et s’y inscrivent.

Ce roman est terrible et dit les menaces qui entravent les femmes, le poids de la loi tribale qui supplante la loi de l’Etat, comme le dit si bien le reportage. Cette loi tribale qui est revenue à une pratique parfois radicale de l’Islam, qui est revenue à une oppression très marquée des femmes et à la négation de leurs droits et de leurs libertés.

C’est l’histoire d’une terre saoule à la nausée d’avoir trop bu le sang des femmes. Un sang versé par la main des hommes mais aussi par celle de femmes qui s’intègrent à l’organisation sociale et familiale sans la remettre en question.

Un premier roman qui a été sélectionné et lauréat de nombreux prix : Goncourt du Premier Roman 2021, Prix Hors Concours des Lycéens, Prix Ulysse du livre, Prix Zonta Olympe de Gouges, Mention spéciale des lecteurs Prix Hors Concours, Lauréate du Festival du Premier Roman de Chambéry 2021, Finaliste du Prix Régine Desforges.

Comment ne pas penser également à la nouvelle Seher de Selahattin Demirtaş, extrait de son recueil L’aurore ? Si vous avez aimé ce roman et que vous ne connaissez pas les nouvelles de Selahattin Demirtaş, je ne peux que vous recommander de le découvrir.

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Et vous, quelle•s œuvre•s sur les crimes dits d’honneur conseillez-vous ?

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❤ « La pierre tombale » de Oh Jung-hi (Picquier, 2004)

J’avais découvert Oh Jung-hi avec son roman L’oiseau paru en 2005, qui parlait de deux enfants laissés seuls dans la misère. Un texte qui m’avait marqué par son sujet ainsi que par la langue de l’autrice. Il fallait donc que je renouvelle l’expérience.

Quatrième de couverture : « Haeryông, petit port au nord de la Corée. C’est ici que se joue l’histoire d’une famille en cet été de seconde guerre mondiale qui s’achèvera avec la mise en place du gouvernement communiste. Tous les jours, Hyôndo, petit garçon de neuf ans, est à son poste de guet dans le quartier où se trouve une pierre tombale, témoin de la violence de l’histoire, tandis que son monde bascule en même temps que celui des grands. »

Hyôndo est un jeune garçon qui va assister à l’effondrement de son monde. Nous sommes en 1945, la Corée est envahie par le Japon et la guerre touche à sa fin. Et la paix promis aura une saveur particulièrement amère.

Ce roman est presque une nouvelle, faisant à peine une centaine de pages, et pourtant il aborde énormément d’aspects de la guerre et de l’après-guerre en Corée, montrant que des événements tragiques s’étant déroulés au Japon ont impacté la population coréenne déplacée pour le travail.

A hauteur d’enfant nous découvrons la vie d’un village portuaire fracturé entre familles coréennes et japonaises, les discriminations vécues dès le plus jeune âge, l’horreur des séquelles des bombes atomiques et de la prise d’opium, la mise en place d’une politique communiste qui prend violemment pour cible les propriétaires. Jusqu’à la question qui traumatisera de nombreuses familles : rester ou partir ?

Chose surprenante, en fermant ce roman je n’ai pas ressenti de coup de coeur . Pourtant, plus j’y repense et plus mes émotions s’emballent. Un coup de coeur curieusement à retardement qui confirme mon envie de continuer à découvrir Oh Jung-hi qui sait voir et transmettre les émotions humaines dans leur immense variété et leur complexité.

Cette lecture entre dans le cadre du Challenge coréen organisé par le blog Depuis le cadre de ma fenêtre ainsi que pour l’automne coréen organisé par @antastesialit.

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Et vous, participez-vous à un challenge en lien avec la littérature étrangère ?

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❤ « Le visage de pierre » de William Gardner Smith (Christian Bourgois, 2021) • Rentrée littéraire

Traduit par Brice Matthieussent • 280 pages • 21,00 €

Si je dois commencer par dire quelque chose c’est qu’il vous faut découvrir ce roman. C’est un texte d’une grande puissance, remarquablement mené et porté par l’intelligence du coeur. Rien que ça.

Quatrième de couverture : « Fuyant les États-Unis et le racisme qui y règne, Simeon, un noir américain, arrive au début des années 1960 à Paris. Ici, les noirs se promènent sans craindre pour leur vie, et la diaspora américaine a pignon sur rue : dans les cafés, on refait le monde entre deux morceaux de jazz, on discute de politique en séduisant des femmes… Tout semble idyllique dans la plus belle ville du monde. Mais Simeon s’aperçoit bien vite que la France n’est pas le paradis qu’il cherchait. La guerre d’Algérie fait rage, et un peu partout, les Algériens sont arrêtés, battus, assassinés. En rencontrant Hossein, un militant algérien, Simeon comprend qu’on ne peut être heureux dans un monde cerné par le malheur : il ne peut pas rester passif face à l’injustice.

Écrit en 1963, Le Visage de pierre fut le seul livre de William Gardner Smith à n’avoir jamais été traduit en français, et l’on comprend pourquoi : pour la première fois, un roman décrivait un des événements les plus indignes de la guerre d’Algérie, le massacre du 17 octobre 1961. Dans cet ouvrage où l’honneur se trouve dans la lutte et dans la solidarité, William Gardner Smith explore les zones d’ombre de notre récit national. »

William Gardner Smith, comme d’autres auteurs afro-américains parmi lesquels nous pouvons citer James Baldwin, s’est installé en France en 1951 et y vivra jusqu’à son décès en 1974, à l’âge de 47 ans.

Avec le personnage de Simeon, William Gardner Smith se crée un alter-ego. A peine installé en France – pour ne plus être contraint par un racisme permanent, pour se sentir libre dans une France qui a la réputation de ne pas l’être… vraiment ? – ce journaliste et peintre va rencontrer la diaspora afro-américaine qui a choisi la vie parisienne. Avec d’autres exilés se crée un groupe multiculturel, aux expériences et points de vue différents. Un groupe vivant, en somme. Il y a notamment le chaleureux mais non moins mélancolique Babe, il y a aussi la belle Maria au regard qui s’éteint et au passé qui la hante. Il y aura aussi Ahmed, celui qui aurait pu être son jumeau, et les amis Algériens qui dirigeront le regard de Simeon sur la haine qui a cours en France.

Tout le roman montre le climat tendu qui règne en France, un climat dans lequel la police fait preuve d’un zèle raciste et de violences particulières à l’encontre des Algériens. Car la perte de l’Algérie sonnera le glas de l’empire colonial français et ça, pas mal de personnes n’arrivent pas à l’accepter, qu’elles soient civiles ou politiques. C’est toute cette contextualisation, cette confrontation à une société français bel et bien raciste qui fait comprendre les motivations, les enjeux et les suites du 17 octobre 1961. Une nuit terrible qu’il nous faut regarder en face.

Dans sa solitude, Simeon est obsédé et malade d’un visage qu’il n’a de cesse de vouloir représenter sur toile sans jamais parvenir à le faire. Des traits durs comme la pierre, des yeux froids, qui expriment un plaisir morbide. Et ce visage a plusieurs fois blessé durement – physiquement comme moralement – Simeon aux États-Unis. Ce visage de pierre, nous le verrons, est malheureusement présent partout.

Ce roman fort et rugueux de réalisme révèle les haines qui habitent le monde sans jamais mettre en concurrence les victimes et les mémoires. Simeon, personnage immensément attachant devra faire un choix, invitant inconsciemment le•la lecteur•rice a faire le sien. Et nous en avons justement un à faire à quelques mois de cette présidentielle qui s’annonce déjà pestilentielle.

Les romans de William Gardner Smith précédemment traduits en français ne sont plus disponibles, j’espère de tout coeur des rééditions.

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Lune Depassage

Et vous, quel•s livre•s sur le massacre du 17 octobre 1961 conseillez-vous ?

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❤ « Talashi » d’Alexis Cordesse (Atelier EXB, 2021)

Comment ne pas être remuée par ce projet et accrochée à chaque page, à chaque visage, à chaque pixel du passé dont témoignent les clichés ici rassemblés ? Alexis Cordesse, photographe, a rencontré des syriens et syriennes qui ont fuit leur pays en guerre, a écouté leur histoire et a pu découvrir les photographies qui ont survécu aux routes de l’exil.

Présentation de l’éditeur : « Comment évoquer une tragédie rendue paradoxalement invisible par trop d’images ? 

Le photographe Alexis Cordesse, habitué des zones de guerre, a pris le contrepied en collectant les rares images emportées dans l’exil, dans une valise, sur un téléphone portable, qui témoignent de la mémoire de vies déracinées. Fuir la Syrie en prenant avec soi ses images personnelles est un risque : en cas d’arrestation, les photographies sont saisies, analysées. Les personnes qui y figurent deviennent suspectes pour le régime. Dans un tel contexte, la photographie devient dangereuse. Au fil de ses rencontres, plus d’une centaine en France, en Allemagne et en Turquie entre 2018 et 2020, Alexis Cordesse a écrit les histoires de ces photographies vernaculaires et de ceux qui les lui ont confiées.

La guerre est perçue autrement, à travers le prisme de la parole de l’exilé et la mémoire des images que celui-ci a choisies de garder. La photographie comme trace tangible est mise en tension : que nous dit-elle du vécu, que nous raconte-t-elle de chacun ? Talashi parle de la circulation des images à travers l’expérience de l’exil. Ces photographies ont survécu aux destructions et à l’oubli. Leur présence dit l’absence de celles à jamais disparues.

Talashi est un mot de la langue arabe qui peut se traduire par fragmentation, érosion, disparition. Inscrit dans le hors champ des images d’actualité, ce travail de réappropriation propose un récit sobre et modeste, à la croisée de l’intime et de l’Histoire. Alexis Cordesse »

Vous l’imaginez, c’est un ouvrage tout en sensibilité dont je vous parle aujourd’hui. L’image a un pouvoir incroyable, souvent trop mal utilisé. Ici nous entrons dans l’intime mais en adoptant une approche décente et autorisée.

L’ensemble photographique vient de dizaines de fonds privés et est entrecoupé de textes à la fois humains et factuels (forme très efficace avec moi) qui transmettent des histoires vécues.

J’ai été extrêmement impressionnée, les larmes montant aux yeux devant l’authenticité des documents qui rappellent nos propres photographies familiales et qui soulignent un peu plus à chaque page les absents et les moments qui appartiennent à un monde que la tyrannie a détruit et que les ruines abritent désormais. Le passé est une chose, la déchirure en est une autre.

Ces images sont purement saisissantes. Un visage flou, mal cadré ou des corps à contre-jour : une photographie pas très bien prise dans la vie normale, la dernière trace d’un•e proche par temps de guerre et dans l’exil. Des pixels marqués : la mémoire qui se force pour combler les manques jusqu’à ne plus pouvoir vraiment recréer les traits avec précision en pensée.

Après la lecture et quelques minutes de silence, ce livre m’a semblé être un excellent support pédagogique. Proposer à des jeunes de choisir une photographie et d’imaginer une histoire construite avec des informations réelles sur la Syrie ; les inviter à choisir quelques-unes de leurs propres photographies familiales pour dire leur histoire ; afficher en commun les photographies des élèves et celles du livre et animer un moment d’expression et d’échanges ; les sensibiliser à l’observation afin de souligner la valeur universelle des instants immortalisés et, ainsi, la valeur universelle de la vie et des droits humains.

La photographie est un objet très particulier – que je collectionne et sur lequel j’ai travaillé durant plusieurs années – qui n’a jamais été aussi présente dans l’histoire de l’humanité qu’aujourd’hui. Celle qui est partagée, survolée, aperçue. Ici on regarde, vraiment. Celle qui cherche le buzz, qui veut l’effet de choc collectif. Ici on nous fait voir d’une façon différente, avec l’invisible aussi fort que le visible, avec la présence émouvante de l’intention qui ignore encore l’importance de son geste.

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Et vous, quel est votre rapport à la photographie ?

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❤ « Un pays dans le ciel » d’Aiat Fayez et Charlotte Melly (Delcourt, 2021) • Rentrée littéraire

L’exil est un thème important dans mes lectures, je n’ai donc pas attendu pour me plonger dans cette nouveauté, cherchant seulement à avoir plusieurs heures de libres pour m’y glisser et l’éprouver sans impact extérieur.

Quatrième de couverture : « Un récit d’une extrême richesse qui nous plonge dans une zone méconnue, entre deux territoires, et interroge les notions d’étranger et d’exil dans ses dimensions les moins visibles, les plus surprenantes.

Une nuit, une étudiante arrive chez un écrivain. Pour la garder près de lui, ce dernier relate à la jeune femme son séjour au Bunker. Lieu d’attente et de crainte, les demandeurs d’asile y racontent leur épopée dans le but d’obtenir la protection d’un pays. Se dessine ainsi le parcours d’exilés mais aussi le fonctionnement d’une institution composée d’humains qui doivent décider d’une vie. »

Dès la première page nous sommes invités à lire ce livre en étant dans de bonnes dispositions. Et ce n’est pas anecdotique. J’ai l’habitude de lire des contenus difficiles et j’ai pourtant eu quelques chocs.

Dans ce scénario, Aiat Fayez se crée un double qui héberge une jeune femme venue faire du tourisme à Vienne. Au cours d’une soirée, qui va devenir une nuit, il va lui raconter sa résidence au sein d’un office qui reçoit et interroge les demandeur•se•s d’asile en vue d’obtenir ou non la nationalité française.

Pour cela il faut raconter. Tout raconter des raisons du départ. Raconter les moments de courage, raconter les moments de honte, raconter les moments de souffrance, raconter l’insupportable. En face de ces personnes, des agents qui posent des questions pour avoir le matériau nécessaire à prendre leur décision. Mais tous et toutes n’ont pas le même état d’esprit. Alors, nous comprenons que la décision peut avoir un goût très arbitraire.

Chaque témoignage vient illustrer des situations particulières, des injustices, des violences, des opportunités, des vies très différentes qui espèrent en commencer une nouvelle ou fuir la précédente. Ils montrent la diversité des personnes demandant la nationalité française. J’ai appris beaucoup, j’ai été fortement secouée, prise d’empathie comme mise face à certains témoins qui interrogent franchement la moralité. Quand tu es contre la peine de mort et face à une personne ayant eu des actes criminels hautement condamnables, que faut-il faire ? Lui donner l’asile en sachant qu’un risque existe ou la renvoyer dans un pays où elle est d’ores et déjà condamnée à mort ?

Il faut prendre plusieurs heures pour lire, intégrer et digérer ces plus de 300 pages de témoignages. Je suis persuadée que la lecture de ce roman graphique n’a rien d’anodin et je salue mille fois sa réalisation (je l’ai attendu pendant des mois). Le travail d’illustration de Charlotte Melly est très beau, très communicatif : il magnifie autant qu’il terrifie en fonction du message. J’ai vraiment admiré de nombreuses planches, quelles que soient leurs ambiances.

Je retiens vraiment la capacité qu’a ce roman graphique à nous questionner, questionner les procédures administratives et leurs biais, questionner les refus ainsi que les accords – surtout les refus en ce qui me concerne -, questionner la conscience d’individus qui doivent décider de la vie d’autres personnes.

Remarquable.

Si nous sommes dans une trame fictionnelle, elle est ancrée de plein pied dans la réalité. Un roman graphique qui, sans aucun doute, vous marquera longtemps et alimentera votre vision de l’immigration et des naturalisations aujourd’hui. Il me donne également très envie de découvrir davantage les œuvres d’Aiat Fayez et de Charlotte Melly.

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Et vous, quels sujets vous tiennent à coeur dans la vie et dans les livres ?

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❤ « La brebis galeuse » d’Ascanio Celestini (Le Sonneur, réed. 2021)

Traduit par Olivier Favier • 120 p. • 15,50 €

Vous cherchez à vous prendre une petite claque ? Vous avez été impressionné·e par Le démon de la Colline aux loups de Dimitri Rouchon-Borie ? Vous cherchez un texte qui pourrait s’approcher de ce style direct et incarné tout y allant un peu plus léger sur le côté sordide de l’histoire ? Alors ne cherchez plus, vous êtes au bon endroit.

Quatrième de couverture : « Nicola se souvient de son enfance, alors qu’il vient tout juste de mourir, après trente-cinq années d’internement dans un hôpital d’aliénés.

Explorant l’univers tragi-comique des asiles de fous, La Brebis galeuse s’attaque sans pitié à la société de consommation. Dans la lignée de Pier Paolo Pasolini et Dario Fo, Ascanio Celestini s’érige ainsi, avec humour et poésie, contre un monde où tout s’achète. »

Acteur, réalisateur et auteur italien, Ascanio Celestini a littéralement secoué mes émotions lors de cette lecture. J’ai craqué sur ce livre en pensant qu’il s’agissait d’une nouveauté de la rentrée littéraire, hors il n’en est rien et ce texte a un sacré bagage : initialement pièce de théâtre narratif, il a été transcrit publié en Italie en 2006 avant d’été traduit en français en 2010. En 2011, Ascanio Celestini adapte lui-même en film cette histoire. Du coup, je n’ai qu’une envie : le trouver et le regarder, m’en imprégner encore.

C’est l’histoire de Nicola, qui est né dans les années soixante. Les fabuleuses années soixante. Ces années désirées, ces année craintes. Petit garçon, il nous raconte son enfance et nous apprenons à le connaître d’anecdote en anecdote, d’éclats de rires en inquiétudes et indignations. Un jour, Nicola – toujours enfant – est interné dans un asile. Alors que nous lisons ces lignes, il est désormais mort et nous raconte, simplement, avec ses mots et ses compréhensions, avec son innocence, sa clairvoyance particulière et les blessures qui lui ont été infligées.

Ascanio Celestini nous confie une histoire sur l’enfermement et interroge la folie et la façon dont elle est perçue et traitée par la société. J’ai été très impressionnée, complètement saisie par ce personnage resté en enfance faute d’avoir pu devenir vraiment adulte, fort de son éternelle espièglerie et de son imagination. Ce texte se fait aussi critique de la violence des adultes, de l’institution religieuse et de la société de consommation.

J’ai refermé ce livre et j’ai bondi sur mon ordinateur, espérant que d’autres oeuvres d’Ascanio Celestini soient traduites. Il y en a. Je vous en reparle. Mais, d’ici-là, je vous invite vivement à découvrir La brebis galeuse. Je vous mets au défi de ne pas être ému·e·s, de ne pas passer du rire au sentiment d’effroi.

Cette lecture me donne envie d’explorer des textes, récents ou non, se déroulant ou ayant un lien avec ces lieux autrefois appelés asiles. Ma bibliographie est prête, ne reste plus qu’à sélectionner les livres qui m’attirent le plus, accrocher solidement mon coeur et les lire.

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Et vous, avez-vous une claque littéraire à partager ?

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❤ « La mort et son frère » de Khosraw Mani (Actes Sud, 2020)

L’auteur, né à Kaboul en 1987, réside en France depuis 2015. Observateur malheureusement intime des drames qui se déroulent dans le pays depuis de nombreuses années, c’est avec un regard pointu et précis qu’il nous livre le roman aux multiples facette d’un drame.

Quatrième de couverture : « Dans l’étrange ville de Kaboul, un matin d’hiver, un jeune homme sort de chez lui pour aller retrouver celle qu’il aime. Dix minutes après, une roquette tombe sur sa maison et tue quatre membres de sa famille. L’attentat, son contexte et ses conséquences sont ensuite évoqués à partir d’une trentaine de points de vue différents, ceux de protagonistes qui de près ou de loin ont un rapport avec le drame, d’un chauffeur de taxi à un chien errant, d’une journaliste de la télévision à l’arbre planté face au bâtiment détruit, d’un terroriste à un gamin des rues, d’un détrousseur de cadavres à la pelle qui creuse pour préparer les tombes.

Ainsi les voix de Kaboul, de l’aube jusqu’à tard dans la nuit, racontent-elles des histoires d’amour, de corruption, de remords, de sexe, de massacres, de pertes, de gains, de mensonges, de cruauté, d’amitié… Une journée dans un coin du monde où la mort n’est qu’une anecdote à peine commentée, vite oubliée. Par sa narration collective, par son style aussi fluide que sobre, le roman touche à l’universel en révélant l’insupportable fragilité humaine. »

Une roquette est tombée sur une maison, il n’y a aucun survivant. Un peu avant la tombée de la bombe, un homme quittait le foyer pour rejoindre sa maîtresse. Dans la maison : ses parents, sa femme et son frère. A partir de son regard, point de départ d’une journée singulière et en même temps terriblement comme les autres dans un pays qui connait des morts prématurées et non naturelles chaque jour.

D’un regard nous partons sur un autre, nous dévions et peu à peu la journée est dépeinte à travers différents angles et à différents moments, tous articulés autour du drame : humains, animaux ou encore arbre, les angle se multiplient et Khosraw Mani tisse un récit polyphonique avec une précision arachnéenne. C’est impressionnant.

L’auteur nous fait approcher une famille en même temps qu’une société dans laquelle on peine à trouver quelques espoirs. Il y a des passages difficilement soutenables mais dans la noirceur, l’espace d’un instant, un geste emprunt d’humanité peut encore apparaître.

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❤ « Charlotte » de David Foenkinos (Gallimard, 2014)

J’ai découvert ce roman il y a plusieurs années. J’en étais intégralement tombée sous le charme. Il y a peu, j’ai vu qu’il existait une version de ce texte au format beau livre, illustré d’une sélection d’œuvres de Charlotte Salomon. Comment résister ? Pourquoi hésiter ?

Quatrième de couverture : « Le roman de David Foenkinos retrace la vie de Charlotte Salomon, artiste peintre morte à vingt-six ans alors qu’elle était enceinte. Après une enfance à Berlin, Charlotte est exclue par les nazis de toutes les sphères de la société allemande. Elle vit une passion amoureuse fondatrice, avant de devoir tout quitter pour se réfugier en France. Elle y entreprend la composition d’une œuvre picturale autobiographique d’une modernité fascinante. Se sachant en danger, elle confie ses dessins à son médecin en lui disant : C’est toute ma vie.

Ce roman a connu un succès considérable depuis sa publication en septembre 2014 et a obtenu deux prestigieux prix littéraires, le prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens.

De nombreux lecteurs ont demandé à l’auteur de montrer les œuvres peintes de Charlotte, quelques-unes des centaines de gouaches qu’elle a laissées et dont l’ensemble, intitulé Vie? ou Théâtre? raconte son histoire.

Cette édition intégrale illustrée du roman est accompagnée de cinquante gouaches de Charlotte Salomon choisies par David Foenkinos, et d’une dizaine de photographies représentant Charlotte et ses proches. »

De ce roman, devenu un classique contemporain, j’ai entendu du bien et du moins bien. J’en avais un très bon souvenir mais cette belle édition s’est présentée à moi comme l’occasion de remettre en jeu mon premier avis.

Je me souviens que cette lecture m’avait marquée par son sujet – un roman biographique extrêmement fort – mais aussi par sa forme. Il s’agissait du premier roman en vers libres que je découvrais et j’avais beaucoup apprécié. Cette forme donne un rythme, une musique, en même temps qu’il met en avant des hésitations, des doutes, des cassures.

Je suis ressortie de cette seconde lecture émue et à nouveau conquise, trouvant que dérouler la vie de Charlotte avec ses œuvres en regard du texte est un vrai plus, apporte une réelle force page après page. Même si je ne suis pas amatrice du style pictural de l’artiste, j’ai été sensible au sentiment d’urgence dont ses œuvres sont particulièrement empruntes.

Charlotte Salomon est allemande. Sa famille est frappée d’une sorte de malédiction : la dépression et/ou la folie qui mènent toutes deux à de nombreux suicides. Puis, dans les années 1930 et 1940 en Allemagne, le danger est autre. Car Charlotte et sa famille sont juifs. Dès le début de la lecture nous savons qu’elle ne survivra pas à la haine, qu’elle sera déportée et assassinée. Entre sa naissance et sa mort prématurée, à 26 ans, une vie se déploie : avec ses passions, son art, ses doutes, ses blessures, ses chutes, ses forces, ses renaissances. C’est une femme complexe, confrontée à la perte dès son jeune âge, dont le parcours me bouleverse.

L’une des critiques qui revient régulièrement à l’encontre de ce roman est la place que prend David Foenkinos dans l’histoire. Il s’invite de temps en temps pour évoquer l’avancée de ses recherches, partager des anecdotes ou insister sur l’impact qu’a eu Charlotte sur lui. C’est quelque chose qui a dérangé certaines lectrices, trouvant qu’il venait prendre de la place là où ce n’était pas nécessaire au lieu de laisser l’espace à Charlotte. Une sorte d’abus de présence masculine, si je résume grossièrement. C’est notamment cette critique assez ferme qui m’a invitée à la relecture : aurais-je été légère dans mon féminisme à la première lecture ?

Je ne trouve pas. Je ne suis pas d’accord avec cette critique et je ne vois pas où est le problème dans ces quelques moments de rupture qui permettent à l’auteur d’exprimer son admiration et son émotion dans sa quête de Charlotte mais aussi son enthousiasme à nous la faire connaître. Si je devais avoir un parcours similaire concernant un•e artiste que j’admire, je serais sûrement tentée de faire le même genre d’apartés qui rappellent aussi une réalité : dans la mémoire – ou l’oubli – des lieux, dans la difficulté de trouver des traces et des archives, dans la joie quand l’ombre d’une réponse se profile. Je crois que réduire ce texte à une problématique sexiste c’est se tromper de combat et annihiler son message, ce qui me paraît assez dommage.

Je vais donc conclure sur mon coup de coeur qui se déclare pour la seconde fois : ce roman est à la fois beau, passionné, dramatique et révoltant. Un hommage réussi dont on sent l’importance pour David Foenkinos.

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❤ « Nuages garance » de Yasushi Inoue (Picquier, 1997)

Je voulais absolument lire ce recueil avant de me décider – ou non – de me lancer dans la lecture de ses deux romans autobiographiques : Shirobamba et Kôsaku. Verdict : j’ai hâte de les découvrir et de retrouver la belle sensibilité de ce représentant majeur des lettres japonaises.

Quatrième de couverture : « Les enfants dont nous parle Inoue jouent, sautent, rient, font des pâtés de sable, pleurent comme il est normal de le faire à leur âge. Mais lorsqu’ils sont de gré ou de force plongés dans le monde des adultes, la candeur et la naïveté qu’on associe à l’enfance se muent en une intuition aiguë et en une intelligence des situations les plus complexes. Ils n’hésitent pas alors à perturber le jeu des adultes et peuvent aussi connaître les tourments de la jalousie et les humiliations, en même temps que de grands émois.

Ecrites d’une plume légère avec la retenue et la sobriété caractéristiques des nouvelles d’Inoue, ces délicieuses pièces psychologiques éclairent d’un jour nouveau la personnalité du grand écrivain. »

Né en 1907 et disparu en 1991, Yasushi Inoue témoigne de la vie des campagnes japonaises au début du 20ème siècle. Habités par des enfants, ces textes courts explorent à la fois des émotions qui peuvent s’avérer fortes et la vie quotidienne. Mais, derrière des jours qui passent et s’égrainent, de vrais sujets s’esquissent. Parmi eux je retiens la place du suicide qui semble avoir marqué la société de l’époque – et qui continue de fortement secouer la société japonaise – comme l’enfant que fut Yasushi Inoue.

Quel plaisir mais aussi quels tourments dans le fait de retrouver tous ces enfants, avec leur esprit curieux, leurs interprétations approximatives mais aussi leurs instincts justes et leur capacité à remarquer ce que les adultes ne voient pas !

Entre amusements, candeur, inquiétude et remords, ce sont des mondes très réalistes et attachants dans lesquels Yasushi Inoue nous convie, avec une poésie épurée, un véritable sens de la justesse. Il explore l’enfance comme la mémoire et montre l’impact de certaines expériences sur le reste de la vie. Comme pour ces nuages garance, dont vous comprendrez le sens en découvrant la dernière nouvelle – éponyme – du recueil.

Je suis sous le charme et je compte bien vous reparler de cet auteur, dont nous célébrons cette année les 30 ans de la disparition. Il confirme mon amour de la nouvelle, cette forme courte qui exige autant la maîtrise narrative que le talent de conteur.

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👁 ❤ « La loi de la mer » de Davide Enia (Le livre de poche, 2020)

Quelle lecture éprouvante et émouvante ! Ce livre m’a été conseillé par Flo du blog Thé toi et lis ! et je lui en suis reconnaissante car j’ai été profondément touchée par la démarche de Davide Enia : se rendre à Lampedusa pour rencontrer des témoins des drames qui s’y jouent depuis plus de vingt ans. En parallèle, se déroule un drame personnel dans la vie de l’auteur.

Quatrième de couverture : « Le ciel si proche qu’il vous tombe presque sur les épaules. La voix omniprésente du vent. La lumière qui frappe de partout. Et devant les yeux, toujours, la mer, éternelle couronne de joie et d’épines. Les éléments s’abattent sur l’île sans rien qui les arrête. Pas de refuge. On y est transpercé, traversé par la lumière et le vent. Sans défense.

Pendant plus de trois ans, à Lampedusa, cette île entre Afrique et Europe, Davide Enia a rencontré habitants, secouristes, exilés, survivants. En se mesurant à l’urgence de la réalité, il donne aux témoignages recueillis la forme d’un récit inédit, déjà couronné par le prestigieux prix Mondello en Italie. »

Deux histoires distinctes qui se rencontrent, deux histoires humaines, avec une puissante compassion qui nous touche au plus profond. Cela faisait longtemps que je n’avais pas pleuré à ce point, émue, ne pouvant me retenir même en public. Ce récit n’est pas un tire-larmes, il relate des entretiens et des souvenirs de sauveteurs professionnels et bénévoles. Mais le factuel peut-être triste à pleurer et les larmes peuvent aussi venir en découvrant la beauté de certains cœurs.

Deux histoires, donc, qui s’entremêlent avec le passage du temps et rythment avec force ce récit de vie, ce récit qui concerne deux continents amenés à se rencontrer par la marche naturelle des plaques tectoniques, un récit qui concerne le monde.

Lampedusa est une île connue, très médiatisée pour parler des migrations et des drames dont la mer est le cimetière. C’est une île aride dont la population s’est mobilisée, chacun·e avec ses forces et ses aptitudes, pour agir là où les politiques n’interviennent pas – ou trop peu ou mal. Car fermer les yeux est devenu impossible. Un fil rouge traverse les différents témoignages : le naufrage du 3 octobre 2013.

Les faits sont inimaginables. Quand tu penses que ça ne peut pas être pire, ça l’est. Davide Enia, par ses entretiens et ses observations, met en lumière des éléments généralement peu évoqués. Il donne à voir et à entendre et c’est un travail essentiel qu’il nous confie, écrit avec soin et prévenance envers les personnes qui ont affronté l’impitoyable mer Méditerranée.

Ce livre exprime des dualités difficiles : le quotidien marqué par les tragédies mais aussi par les vies sauvées ; les cadavres charriés par les eaux et la volonté de se battre contre la mort ; l’amour de la vie et la maladie.

A la fin, il manque cependant une part importante de l’histoire, très justement soulignée par Davide Enia lui-même : la paroles directes des survivants. Celle-ci s’exprime dans d’autres publications, nécessaires à la compréhension collective des motivations de départ, des risques encourus et des conditions d’accueil. Pour une prise de conscience et l’amélioration des processus sociaux et humains car l’urgence c’est tous les jours.

Ce récit n’a pas manqué de me faire penser au documentaire (difficile, lui aussi) Numéro 387 : Disparu en Méditerranée diffusé par Arte. Il n’est plus disponible en intégralité mais je vous partage cette capsule :

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Thé toi et lis !Charybde 27Tu vas t’abîmer les yeuxLe capharnaüm éclairéUn dernier livre avant la fin du monde.

Et vous, quelle excellente recommandation vous ayant été faite récemment voulez-vous à votre tour partager ?

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❤ « Manèges. Petite histoire argentine » de Laura Alcoba (Gallimard, 2007 ; Folio, 2015)

Laura Alcoba est une autrice de nationalité française née en Argentine. Son œuvre fait souvent référence à l’enfance sous la dictature en Argentine et c’est pourquoi j’ai souhaité la lire dans le cadre du challenge @autricesdumonde. Également traductrice, elle a notamment travaillé sur les romans de l’autrice argentine Selva Almada et nous la retrouvons pour la version française du roman dernièrement paru Les vilaines de Camila Sosa Villada (Métailié).

Quatrième de couverture : « Maintenant, nous allons vivre dans la clandestinité, voilà exactement ce que ma mère a dit. Pour la trappe dans le plafond, je ne dirai rien, même si on venait à me faire très mal. Je n’ai que sept ans mais j’ai compris à quel point il est important de se taire.

Plus de trente ans ont passé. Mais la narratrice se souvient encore des heures noires de la dictature en Argentine. Elle nous les raconte à hauteur d’enfant. En espérant enfin oublier un peu. »

En préparant mes lectures pour le challenge, je ne priorisais pas cette autrice ne voulant pas la réduire à l’Argentine – quittée durant son enfance – et du fait de sa nationalité française. Mais ce court roman m’a rendue extrêmement curieuse et j’ai eu raison de me laisser tenter car j’ai passé un moment très émouvant à travers le regard de l’enfance, que j’adore explorer, durant une période de fortes répressions politiques.

La narratrice ressent le besoin de raconter ce qu’elle a vécu durant l’enfance. Alors qu’elle pensait devoir attendre, une urgence de dire l’assaille. En une succession d’épisodes, nous la découvrons âgée de sept ans et obligée de se cacher du fait de l’activisme politique de ses parents, tous deux Montoneros. De cachette en cachette, d’épreuves qui font grandir trop vite aux moments de pure enfance et d’insouciance (limitée), nous sommes immergé·e·s dans un quotidien menacé par la sale guerre qui se joue en Argentine dans les années 1970.

Ce texte mêle douceur, innocence et dureté ; amour pour les personnes qui ont partagé le quotidien de cette petite fille et incompréhension à l’encontre d’autres. C’est un cri adressé aux injustices commises envers les opposants et les enfances broyées et spoliées. Le ton adopté est d’un réalisme aussi touchant que déconcertant, nous renvoyant à notre impuissance à protéger ces enfants que l’histoire a dévorés. Des enfants devenus adultes et qui vivent avec un parcours douloureux et difficile à porter, quand ils connaissent leur histoire.

Une première lecture de Laura Alcoba qui en appelle d’autres. Décidément, ce challenge est loin de réduire la liste de mes envies… pour mon plus grand plaisir !

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Et vous, aimez-vous les romans écrits à hauteur d’enfants ?

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❤ « Les jeunes mortes » de Selva Almada (Métailié, 2015)

Plusieurs livres m’ont fait très envie lors de la préparation de ma PAL du challenge @autricesdumonde du mois de juin. Celui-ci était en haut de la pile et j’en ressors toute retournée, éprouvée. Un texte très engagé contre les violences faites aux femmes, ici assassinées et toujours – on l’imagine – en attente de justice.

Quatrième de couverture : « Années 80, dans la province argentine : trois crimes, trois affaires jamais élucidées qui prennent la poussière dans les archives de l’histoire judiciaire. Des faits divers, comme on dit cruellement, qui n’ont jamais fait la une des journaux nationaux.

Les victimes sont des jeunes filles pauvres, encore à l’école, petites bonnes ou prostituées : Andrea, 19 ans, retrouvée poignardée dans son lit par une nuit d’orage ; María Luisa, 15 ans, dont le corps est découvert sur un terrain vague ; Sarita, 20 ans, disparue du jour au lendemain.

Troublée par ces histoires, Selva Almada se lance trente ans plus tard dans une étrange enquête, chaotique, infructueuse ; elle visite les petites villes de province plongées dans la torpeur de l’après-midi, rencontre les parents et amis des victimes, consulte une voyante… Loin de la chronique judiciaire, avec un immense talent littéraire, elle reconstitue trois histoires exemplaires, moins pour trouver les coupables que pour dénoncer l’indifférence d’une société patriarcale où le corps des femmes est une propriété publique dont on peut disposer comme on l’entend. En toute impunité.

À l’heure où les Argentins se mobilisent très massivement contre le féminicide (1808 victimes depuis 2008), ce livre est un coup de poing, nécessaire, engagé, personnel aussi. Mais c’est surtout un récit puissant, intense, servi par une prose limpide. »

Selva Almada part en quête d’introuvables vérités avec ce livre. Marquée dans l’enfance par l’annonce de l’assassinat d’une jeune fille, la liste des noms des victimes s’allongera terriblement au fil des mois et des années qui passeront. A partir de l’histoire de trois victimes, l’autrice va essayer de comprendre ce qui leur est arrivé. En rencontrant des membres de sa famille, du voisinnage ou encore en remontant dans ses souvenirs, c’est l’état d’un pays et la situation des femmes que Selva Almada présente. Une situation inacceptable qui peine à mener à la justice pour les victimes et les familles.

Les trois situations sont terribles, choquantes mais malheureusement courantes. Elles montrent des processus de prédation, de domination de certaines classes sur d’autres, des démarches officielles approximatives, des combats malheureusement perdus mais qui ne sont pas forcément abandonnés. Car l’infructosité des recherches de Selva Almada est annoncée dès la quatrième de couverture. Mais, si ce manque de dénouement peut être frustrant pour certain·e·s lecteur·trice·s, la force de ce livre est plus globale : montrer une double injustice fréquente.

Arriver à la conclusion qu’être en vie est une chance en dit long sur la situation. Malgré de fortes moblisations depuis 2015, les féminicides restent très fréquents en Argentine et l’inaction des autorités, liée à un machisme très ancré, a à nouveau été mise en cause suite à l’assassinat d’Úrsula Bahillo, 18 ans, le 8 février dernier.

Je sors de cette lecture assommée par la colère et le choc, en même temps que le coeur habité par ces jeunes filles outragées et assassinées parce que femmes. Ce livre de combat, ce texte mausolée, est porté par une écriture forte et déterminée, humaine et juste. Une découverte qui me donne indéniablement envie de lire d’autres romans de Selva Almada pour y retrouver sa force engageante, sa sensibilité et son regard sur la société argentine.

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Et vous, quel autre livre dénonçant des féminicides conseillez-vous ?

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👁 ❤ « A bord de l’Aquarius » de Marco Rizzo et Lelio Bonaccorso (Futuropolis, 2019)

Sur la liste de mes envies depuis sa publication, ce roman graphique a reçu un très bel accueil, amplement mérité. A la fois factuel et didactique, il montre le fonctionnement d’un navire de sauvetage, la composition de son personnel, le déroulement des sauvetages ainsi que des parcours de personnes secourues. Il montre aussi les moments difficiles, les incompréhensions et le sentiment d’impuissance.

Présentation de l’éditeur : « Un récit documentaire à bord de l’Aquarius, un bateau humanitaire qui parcourt la Méditerranée pour secourir des migrants.

En juin 2018, l’Italie et la France lui refusaient d’accoster condamnant le navire à une errance de 9 jours, mettant ainsi en lumière les ambigüités des gouvernements européens sur la politique d’accueil des réfugiés. »

Je crois que je n’ai aucun point négatif à relever dans ce travail impressionnant, à la fois du point de vue de la scénarisation, des contenus et des illustrations. Ce roman graphique est complet, humain et pertinent dans sa démarche de transmission.

Ouvrir, représenter clairement et rendre publique l’organisation sur l’Aquarius et les processus d’aide humanitaire permet de désamorcer des idées préconçues et souvent fausses sur les interventions et les motivations des ONG. Cela permet aussi de contrecarrer les idées courtes liées aux parcours à la fois individuels et collectifs des personnes qui ont pris les chemins de l’exil, infiniment dangereux.

En refermant ce roman graphique, je ne peux qu’espérer que son succès a pu faire bouger des lignes, notamment en France, où des sondages réalisés en 2018 se sont révélés glaçants. Le gouvernement français refusait alors d’accueillir l’Aquarius dans l’un de ses ports alors que plusieurs centaines de rescapés de la traversée de la Méditerranée étaient à bord.

Un faible espoir, mais un espoir quand même.

En décembre 2018, près avoir sauvé plus de 30 000 vies, l’Aquarius sera immobilisé et ses activités seront stoppées. Un arrêt salué par des représentants de l’extrême droite européenne, dont Marine Le Pen, marquant ouvertement une satisfaction quant au fait de ne plus porter secours aux personnes en détresse dont la vie est menacée. Les activités de sauvetage reprendront en juillet 2019 avec Ocean Viking, sous pavillon norvégien, avec des victoires et de terribles journées, comme celle du 22 avril dernier.

L’histoire de l’Aquarius est éminemment représentative des attaques des politiques contre l’aide humanitaire, sujet au coeur du livre récemment paru de Roberto Saviano, En mer, pas de taxis.

Mêlant les témoignages du personnel, des rescapés et des auteurs, ce roman graphique est à découvrir et à partager au plus grand nombre.

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Et vous, vous joignez-vous à mon espoir ?

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❤ « Petit pêcheur, grand appétit » de Suzy Vergez (Rue du monde, 2021)

C’est une nouvelle pépite que nous proposent ce mois-ci les éditions Rue du monde. Le lire c’est immédiatement vouloir l’offrir. L’histoire d’une famille qui va pêcher au point de développer une activité florissante, certes, mais qui va également vider la mer.

Quatrième de couverture : « Attention Petit Pêcheur ! À vouloir prendre trop de poissons, on transforme le fond de la mer en désert… Et le Roi-des-crabes n’aime pas du tout ça ! Mais peut-être qu’avec ta famille, vous allez apprendre à jardiner l’océan autrement ? »

Au départ, Petit Pêcheur ne prend que le poisson dont il a besoin pour nourrir sa famille, contrairement à d’autres pêcheurs plus gourmands autour de lui. Ses enfants demandant juste un petit poisson de plus, il se retrouve à délivrer le Roi-des-crabes d’une bouteille. Celui-ci va proposer à Petit Pêcheur d’exaucer un seul et unique vœu. La tentation est grande de vouloir en avoir plus… au risque de chambouler la nature.

Visuellement très beau, cet album permet de parler de consommation raisonnée avec les plus jeunes à partir du cas de la pêche intensive, un sujet important mais rendu accessible et pédagogique notamment grâce aux touches d’humour très efficaces. Car si les poissons disparaissent, d’autres animaux ont leur mot à dire sur la modification de l’environnement.

Une morale pour petits et grands pour apprendre à construire un regard critique sur l’exploitation de la nature à outrance, la surconsommation et les disparitions en chaîne. Il souffle aussi un vent d’espoir, invitant à appréhender une nature en partage, inspirant des voies de réparations dans lesquelles s’engager.

Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Marmot*thèque

Et vous, quel est votre dernier album coup de cœur ?

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❤ « La dernière représentation de Mademoiselle Esther » d’Adam Jaromir et Gabriela Cichowska (Des ronds dans l’O, 2017)

La vie de Janusz Korczak et son engagement pour le respect de l’enfance me touchent beaucoup et c’est avec délicatesse, et en puisant notamment dans son journal qui nous est parvenu, qu’Adam Jaromir a composé les textes de cet album, mêlant la voix du docteur à celle d’une enfant pour décrire la vie de l’orphelinat de fortune déplacé dans le ghetto de Varsovie.

Présentation de l’éditeur : « Ghetto de Varsovie, mai 1942 – Près du mur sud où se trouve aujourd’hui le théâtre de marionnettes Lalka, se dressait autrefois un bâtiment gris de quatre étages : le dernier siège de l’orphelinat juif Dom Sierot (La Maison des Orphelins). Il fut un établissement pilote historique dans l’éducation des enfants, dans la bienveillance et la démocratie, ouvert à la fin de l’année 1912, dirigé par le docteur Korczak.

Genia, une petite fille de 12 ans, tient son journal sur les recommandations du docteur.

L’orphelinat dans lequel elle vit, avec 190 autres enfants, les accompagnants et le docteur est un modèle d’accueil où règnent le respect des enfants, la bienveillance, l’écoute, le dialogue.

L’Histoire s’arrête malheureusement en 1942, quand les SS les embarquent tous en direction de Treblinka où ils seront gazés dès leur arrivée, le 6 août 1942. »

Tola, orpheline, arrive à Dom Sierot. Une autre jeune fille – la seconde narratrice après Janusz Korczak – va l’accompagner dans ses premiers pas dans l’orphelinat et avec elles nous découvrons un quotidien, une société organisée autour des enfants, de leur éducation et de leur protection, dans le ghetto de Varsovie. Les illustrations mêlées aux collages m’ont beaucoup marquée, je réalise que j’aime vraiment ce procédé dans l’illustration (je l’avais par exemple adoré dans le magnifique roman graphique Heimat) que je trouve très émouvant.

Alternant la voix de l’enfance et celle de Janusz Korczak, qui représente aussi le témoin de ce qui se passe hors des murs de l’orphelinat, ce sont des portraits attachants, les relations entre les enfants, les manques et les courages qui s’écrivent au fur et à mesure que les pages se tournent. Face à un durcissement des conditions de vie dans le ghetto, le manque de nourriture et la volonté de concentrer les esprits des enfants sur autre chose que l’absence, la faim et les inconnues des lendemains, Mademoiselle Esther, encadrante, va proposer d’organiser une représentation théâtrale. La dernière qui aura lieu entre les minces murs qui protégaient les enfants et les adultes de l’orphelinat.

Les deux points de vue sont formalisés par deux typographies différentes, astuce que j’ai beaucoup appréciée, qui se comprend naturellement. Je me dis que ça peut être un bon moyen d’en faire la lecture à deux voix avec un·e jeune lecteur·trice (je vais essayer lors de mes prochaines vacances).

Si généralement la déportation est associée au nom d’Auschwitz-Birkenau dans la littérature, et encore plus pour la jeunesse, cette histoire permet aussi de faire apparaître un autre nom tristement connu : Treblinka. Cela me semble important pour la représentation de l’histoire de la Shoah dans les œuvres culturelles.

L’album est à destination de la jeunesse (je dirais à partir de 10-12 ans), mais il fait partie de ces ouvrages qui s’adressent aussi aux adultes. Pour ma part, j’ai prévu de vous parler à nouveau de Janusz Korczak et des enfants de l’orphelinat avec son Journal du ghetto, avec le roman Le livre d’Aron de Jim Shepard ainsi qu’avec un autre album jeunesse : Le dernier voyage. Le docteur Korczak et ses enfants d’Irène Cohen-Janca et Maurizio Quarello.

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Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Les mots de la fin

Et vous, quel album sur la Shoah ou sur l’enfance dans la guerre conseillez-vous ?

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❤ « Dibbouks » d’Irène Kaufer (L’Antilope, 2021)

Si j’achète presque tous les livres édités par les éditions de L’Antilope, je peux mettre un moment avant de les lire. Celui-ci, impossible de le mettre de côté pendant des semaines. Tout dans sa présentation m’appelait : une famille meurtire par la Shoah, une quête à la fois familiale et intime, une approche originale dans l’expression de la transmission des traumatismes.

Quatrième de couverture : « Dans la croyance populaire juive, le dibbouk est l’âme d’un mort qui vient s’incarner dans le corps d’un vivant. Ici, la narratrice est obsédée par une quête familiale. Son père, rescapé de la Shoah, a laissé un témoignage dans lequel il raconte comment, lors de sa déportation, il a été séparé de sa fille. Qu’est-elle devenue ? Elle a disparu à jamais. Mais la narratrice, elle, se laisse peu à peu envahir par le dibbouk de cette sœur. Elle n’a de cesse, dès lors, de se lancer à la recherche de Mariette.

Un roman plein d’humour sur un sujet sensible. »

Quand on m’annonce un roman construit de façon originale sur la Shoah, autant dire que je porte une attention particulière à la maison d’édition qui le propose (cela dit, je le fais même quand aucune originalité n’est annoncée). Ici, aucun doute, aucune hésitation, la fiabilité des éditions de L’Antilope est pleine et entière. Si vous ne la connaissez pas, je ne peux que vous inviter à découvrir son très beau catalogue.

Rassurée sur ce point, j’ai été passionnée par la lecture ce roman – basé sur une histoire personnelle et des interrogations bien réelles – qui m’a beaucoup émue et dont l’approche originale est menée avec justesse et maîtrise.

La narratrice sait que son père a perdu sa femme et sa fille – à peine âgée de quelques semaines – en 1942. Un sujet extrêmement douloureux dont il ne fallait pas parler pour le protéger. Jusqu’au jour où elle va oser poser la question à son père qui lui confiera un prénom : Mariette. A partir de cette précieuse information ainsi que des entretiens menés pour la Spielberg Foundation, la narratrice va se tourner vers différentes options pour obtenir des réponses et se retrouver. Car, depuis un moment, elle a le sentiment de ne plus s’appartenir vraiment, ou plutôt de partager son corps et son esprit avec quelqu’un d’autre : un dibbouk.

L’aspect métaphysique ne part jamais trop loin, l’incertitude nous pousse à nous interroger en permanence jusqu’à nous faire percevoir intelligemment le poids des absents pour les générations nées juste après la guerre, de parents rescapés de la Shoah. Entre les vies qui n’ont pas pu être vécues, les destins volés par la haine et la culpabilité d’être née après les épreuves vécues par ses parents, la narratrice va découvrir ce qui a été, ce qui aurait pû être pour revenir à ce qui est et ce qui a le droit d’être.

Un autre aspect intéressant que révèle cette quête est la personnalité des parents de la narratrice et les stigmates qu’ils portent : affirmer ou cacher le fait d’être juif, toujours s’attendre à ce que le pire se reproduise, se préparer au retour de la haine.

Ce roman est effectivement surprenant, rythmé et émouvant sans être dénué d’humour. Un livre auquel je ne cesse de repenser en me disant en boucle à moi-même : c’est tellement bien pensé !

Je vais prochainement me replonger dans le sujet de la transmission des traumatismes familiaux et des générations d’après avec Venir après. Nos parents ont été déportés de Danièle Laufer (Editions du Faubourg, 2021).

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Et vous, connaissez-vous cette belle maison d’édition ?

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❤ « Ce que poète désire. Anthologie de poèmes pour la jeunesse » d’Abdellatif Laâbi, illustré par Laurent Corvaisier (Rue du monde, 2021)

Cette anthologie illustrée a été réalisée pour la jeunesse mais tout adulte pourra avoir une révélation lors de sa lecture. Ce fut mon cas. Page après page, je suis tombée en amour pour les mots et les convictions humaines d’Abdellatif Laâbi. Je vous reparlerai prochainement d’autres de ses oeuvres, sans aucun doute.

Quatrième de couverture : « Abdellatif Laâbi, grande voix de la poésie, propose aux jeunes lecteurs un bouquet généreux de poèmes qu’il a choisis dans le vaste jardin de son œuvre. On y lit son profond désir de partager tendresse et humanité, de bousculer le monde, de placer au-dessus de tous les autres drapeaux, ceux de ­la poésie et de la liberté. »

Ce recueil est composé de plusieurs parties dont chacune propose des poèmes issus de différentes publications de l’auteur (de quoi nous donner envie de toutes les découvrir) : Le poète en prison, Accrochées aux étoiles, Amour, amours, Les petites choses, Murmures, Le cri, Sourires, Espoirs.

A la fois regard sur le monde d’hier et d’aujourd’hui et sur la vie que nous vivons chacun·e dans l’intimité de nos sentiments, Abdellatif Laâbi transmet la beauté des mots et la force de l’amour autant que celle de la révolte face à l’injustice.

Ayant vécu l’emprisonnement et la perte de proches en raison de leur engagement (je pense notamment à Tahar Djaout, que je découvre en ce moment), l’espoir qu’il porte et les cris qu’il pousse traversent le cœur des lecteur·trice·s et ne peuvent les laisser indifférent·e·s. La lecture s’est faite avec de gros battements de cœur, des sourires et des yeux humides.

Abdellatif Laâbi compose une poésie qui résonne dans nos aujourd’hui pour que les demains soient meilleurs et respectent la dignité humaine. Les mots sont accompagnés par les illustrations expressives de Laurent Corvaisier, que l’on retrouve régulièrement dans le catalogue de cette très belle maison qu’est Rue du monde.

Deux recueils pour la jeunesse d’Abdellatif Laâbi ont paru en mars dernier, celle-ci et Ouvrons l’oeil du coeur ! (édition bilingue également illustrée par Laurent Corvaisier). Une belle valorisation d’un auteur que j’ai hâte de découvrir davantage et que je vais partager avec mes neveux et nièces.

Difficile de résumer un recueil de poésie, le plus simple est de le découvrir et je ne peux que vous le conseiller.

Ils/Elles l’ont aussi lu et chroniqué : Pas de chroniques trouvées pour le moment.

Et vous, quelle est votre dernière découverte poétique marquante ?

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